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Rive-Reine

Rive-Reine

Titel: Rive-Reine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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répétition, dont les boîtiers d’or se paraient de filigranes mats, de baguettes polies, d’arabesques ciselées, de galons, de guillochures, voisinaient avec d’autres, plus richement décorées de miniatures, d’émaux, de pierres précieuses. On trouvait encore des instruments à mesurer le temps, tout aussi précis, mais de plus simple facture. Ces montres portaient, jusqu’au-delà des océans et à travers tous les continents, le nom de Genève. On disait depuis toujours à Londres, à Paris, à Saint-Pétersbourg, à New York : « le temps est l’affaire des Suisses » !
     
    Jacques Barthélemy Vacheron, dont la famille fabriquait des montres depuis 1755, s’était associé, en avril 1819, avec François Constantin et, depuis cette date, les montres signées Vacheron Constantin s’imposaient, à travers les cours européennes, comme les plus fines du monde. La famille Bonaparte, au temps des splendeurs impériales, avait commandé ses montres chez les célèbres horlogers de la rue du Rhône. À l’exposition, la société Vacheron Constantin présentait une nouvelle série de montres en or, sobres et d’une parfaite élégance, avec cadran émaillé blanc aux chiffres romains noirs, sans aucune fioriture, « dans le goût américain », affirmaient les connaisseurs. Le décor somptueux se trouvait au verso, sur le couvercle du boîtier finement guilloché ou orné. Dans un cadre de perles fines, une scène bucolique, parfois un peu libertine, inspirée de Watteau ou de Fragonard, était peinte sur émail dans les tons pastel.
     
    Gaberel et Dufour, maîtres horlogers, présentaient une montre à secondes mortes, Raffard-Désiré une montre à répétition à cylindre, M. Tavan un chronomètre à échappement sec et M. Houriet un régulateur à tourbillon. Comme Axel et sa compagne se penchaient sur la vitrine de Favre-Leuba, le fameux horloger du Locle, qui venait d’ouvrir une manufacture impasse des Cent-Pas, un vieil homme les interpella :
     
    – Ah ! quand le père Abraham Favre fabriqua, au Locle, ses premières montres, en 1737, on ne parlait pas encore de manufacture, mes enfants ! Heureusement, les cabinotiers de Genève sont encore là pour maintenir la tradition du bel ouvrage.
     
    – Ils ont la tête près du bonnet, vos cabinotiers, et parfois poussent l’art de la contestation un peu loin, observa M lle  Laviron.
     
    Elle avait entendu souvent son père pester contre les révolutionnaires de Saint-Gervais, gens impertinents et forts en gueule, qui se mêlaient, à tout propos, des affaires de la cité, toujours prêts à critiquer les décisions du Grand Conseil.
     
    – Sûr, ma petite, qu’ils ont la tête près du bonnet…, je dirais même près du bonnet phrygien, car nous sommes de bons républicains, nous autres, à Saint-Gervais.
     
    Juliane allait renchérir, mais Axel lui fit signe de se taire.
     
    – Il est vrai que vous constituez, dans la société genevoise, une caste turbulente, mais l’Europe entière reconnaît vos mérites, votre habileté et la qualité de vos montres, dit aimablement M. Métaz.
     
    Le vieil horloger, visiblement satisfait, s’adossa à la vitrine qui contenait les montres Favre-Leuba et les jeunes gens comprirent qu’ils allaient devoir entendre un vrai discours… de cabinotier !
     
    Ces travailleurs inclassables, à la fois tâcherons indépendants, artisans et artistes, formaient, depuis le xvii e  siècle, une aristocratie ouvrière unique en Europe. Ils incarnaient encore, en cette année 1828, l’industrie et l’esprit de Genève. Communauté plus que corporation, la Fabrique constituait une puissance industrielle qui, par la conjonction organisée des connaissances parcellaires et des compétences individuelles détenues par ses membres, exploitait la science abstraite du Temps. Les servants de la Fabrique dominaient, en plus des mathématiques, de subtiles données métallurgiques, le sens du décor, les secrets de l’émail, le sertissage des pierres précieuses, et disposaient d’un tour de main transmis, avec quelque mystère, de maîtres à compagnons.
     
    Bien qu’ils ne soient plus cinq mille, comme à la veille de la Révolution française, quand les trois cinquièmes des habitants de Genève vivaient de l’horlogerie, les cabinotiers – ils préféraient le nom de cabinet à celui d’atelier – constituaient, dans la cité, une caste à part. Respectés de tous, redoutés des

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