Rive-Reine
le roi de Bavière, Pozzo di Borgo que le tsar écoute, pour qu’ils prennent conscience de ce que les chancelleries ont longtemps nommé avec indifférence « les affaires grecques », dit M. Laviron.
Juliane, en dansant pour la première fois le picoulet, une main dans celle d’Axel, l’autre tenue par Louis Vuippens, se sentit heureuse. Cette danse populaire n’était pas enseignée par les maîtres à danser genevois, mais en farandolant sur la place du Marché, au milieu des rires et des cris des vignerons et de leurs compagnes, elle lui trouva un charme rustique. Et puis, la main d’Axel emprisonnant ses doigts lui communiquait une sensation de bien-être, une confiance, une espérance aussi, dont elle devait continuer à se défendre. La danse achevée, alors que les anciens reprenaient souffle, que garçons et filles s’égaillaient sous les marronniers de la promenade de l’Aile, Axel, sans lâcher sa main, entraîna Juliane au bord du lac, jusqu’au chantier où une barque soutenue par ses gabarits était en voie d’achèvement.
– C’est ma nouvelle grande barque. Nous la mettrons au lac au printemps. Si vous en êtes d’accord, je la nommerai Juliane et vous viendrez la baptiser… si cela vous plaît, bien sûr, dit Axel en faisant résonner la coque d’un coup de poing.
– Comment pouvez-vous douter du plaisir que j’aurai en acceptant pareil honneur, Axel ? Mais je vous demanderai, avant ce baptême, une autre faveur.
– Dites, Juliane. Quand la vendange a été bonne comme cette année, on peut tout demander à un vigneron !
– Eh bien, je voudrais que vous m’emmeniez, un jour, à Belle-Ombre… si vous m’en estimez digne, car Martin Chantenoz m’a dit que c’était votre thébaïde.
– Vous en êtes en tout point digne, Juliane, mais c’est au crépuscule que ma maison, qui flotte sur les vignes comme une barque sur le lac, est la plus accueillante. Alors, ne serait-ce pas compromettant, pour une demoiselle, de monter seule, là-haut, avec un homme ?
– Compromettant ! Pourquoi, mon Dieu ?
– Eh ! chère Juliane, c’est qu’à Belle-Ombre on perd la notion du temps, on oublie les laideurs de la vie, on s’abandonne aux rêves. C’est une très vieille maison. Elle s’appelait autrefois Bella Umbra, du nom d’une terre restituée en 997, à la demande de l’empereur Othon, par le roi de Bourgogne, Rodolphe III, à l’évêque de Lausanne, à qui elle avait été indûment prise. D’après les anciennes chroniques, ce serait une demeure enchantée. On dit même qu’une dame s’y est laissée mourir de consomption. Elle avait fait vœu de ne prendre aucune nourriture avant le retour de son amant, parti guerroyer contre les Savoyards. Fait prisonnier, il ne reparut que dix ans plus tard et trouva inerte mais intact le corps de sa maîtresse…
– Il lui donna un baiser et elle revint à la vie, n’est-ce pas, comme la belle au bois dormant ? interrompit Juliane.
– Hélas, ce conte finit moins bien. La belle tomba en poussière. Et la vaudaire, rageuse, dispersa ses restes impalpables sur le vignoble. Depuis ce jour, aucun parasite ne s’y est jamais mis, acheva Axel.
– Quel triste dénouement pour un si grand amour, dit la jeune fille.
– Oui. Pénélope s’en est mieux tirée. Elle faisait de la tapisserie mais ne jeûnait pas et Ulysse la retrouva bien vivante !
– Il y a beaucoup de Pénélope ignorées, Axel, dit Juliane, pensive.
Axel avait compris l’allusion. Dans l’ambiance de la fête, il se sentait attiré par Juliane et allait répondre avec douceur, au risque de donner à la jeune fille une nouvelle espérance, quand il vit arriver, marchant à grandes enjambées dans sa direction, le général Fontsalte.
– Je viens de faire atteler. Un messager a prévenu votre mère. M me Rudmeyer, votre grand-mère, est mourante. Nous partons dans l’instant pour Échallens, dit Blaise d’un trait, avant de demander à Juliane d’excuser la brutalité de son intervention.
– Je vous suis, je vais avec vous, dit aussitôt Axel.
Puis, se tournant vers Juliane, il prit congé avec un sourire qui trahissait son regret d’interrompre l’entretien alors que la fête n’était pas finie.
– Nous nous verrons bientôt à Genève. On m’a demandé de fournir une énorme quantité de pierres pour la construction des nouveaux quais,
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