Rive-Reine
que votre prénom quand nous parlons entre nous – ma mère disait : « Axel est un homme fait ! »
– Comme un fromage !
Juliane dégagea vivement son bras de celui d’Axel.
– Cessez de tourner tout ce que je dis en dérision. Je finirai par voir en vous un blasé !
En marchant et devisant, ils étaient arrivés devant l’exposition des boîtes à musique. Depuis que François Lecoultre avait imaginé, en 1818, de grouper en clavier les lames d’acier qui donnent les notes, les coffrets et les montres à musique connaissaient une vogue internationale. Certaines boîtes, sorties des fabriques de Sainte-Croix, comportaient plus de deux cents lames et pouvaient jouer des dizaines d’airs.
Axel n’aspirait qu’à changer de sujet de conversation. Il invita sa compagne à écouter quelques mélodies aigrelettes, sorties des petits coffres de marqueterie ou de ceux, plus rustiques, ornés de scènes champêtres où de mignons bergers courtisaient des bergères peu farouches. Comme Juliane semblait apprécier particulièrement des airs de Mozart, dispensés par un petit coffret d’acajou incrusté d’edelweiss en marqueterie d’ivoire, Axel le lui offrit.
– Je le mettrai sur ma table de chevet, et j’écouterai ces musiques avant de m’endormir, dit-elle en reprenant affectueusement le bras de son compagnon.
– À vous, qui me reprochiez tout à l’heure de ne rien prendre au sérieux, me permettez-vous de dire une chose importante et grave ?
– Mon Dieu… oui ! Pourquoi pas ?
– Eh bien, chère Juliane, je m’endormirai, moi, sans musique, mais en pensant à cette journée… et à vous.
Juliane vit dans cette phrase la divulgation prometteuse d’un sentiment qu’elle souhaitait depuis des années inspirer à l’homme dont elle avait décidé qu’il serait un jour son mari, même si elle devait l’attendre aussi longtemps que Charlotte, qui l’encourageait, avait attendu Blaise de Fontsalte. Une vague rougeur colora son teint. Elle se sentit comblée.
Au soir de cette journée, dont il n’imaginait pas qu’elle pût constituer pour M lle Laviron une amorce de fiançailles non déclarées, Axel retrouva Martin Chantenoz. La conversation vint, comme souvent depuis l’inoubliable séjour à Weimar, sur Goethe, dont le professeur venait d’avoir des nouvelles par un voyageur rencontré à la Société de Lecture.
Un an plus tôt, en août 1827, le grand Goethe, à l’occasion de son soixante-dix-huitième anniversaire, avait été, une fois encore, comblé d’honneurs. Le roi Louis I er de Bavière s’était rendu à Weimar, pour lui remettre la grand-croix du Mérite. Jean-Jacques Ampère, écrivain et fils du grand savant français André-Marie Ampère, ami du fameux physicien genevois Gaspard de La Rive, avait séjourné, du 22 avril au 16 mai, à Weimar, où Goethe l’avait accueilli chaleureusement. Il est vrai que cet érudit français, qui figurait dans la cohorte des amoureux insatisfaits de M me Récamier, était l’auteur d’articles très élogieux, publiés par le journal le Globe sur l’œuvre du maître ! Le génie de Weimar avait reçu son visiteur vêtu d’une robe de chambre, qui, disait Ampère, « lui donnait l’air d’un gros mouton ».
– Et, cependant, que de morts depuis un an autour de Goethe ! remarqua Chantenoz. M me de Stein, l’égérie admirative, a été enterrée le 6 janvier 1827, et il y a quelques jours, le 14 juin, le grand-duc de Saxe-Weimar, son ami de jeunesse et bienfaiteur, Charles-Auguste, est mort subitement à Potsdam. D’après les témoins, cette mort a plus éprouvé le maître que celle, survenue quelques mois plus tôt, de Charlotte Kestner, la parfaite héroïne de Werther, disparue à soixante-quinze ans. Comme quelqu’un annonçait à Goethe, avec ménagement : « Lotte est morte », le vieil égoïste a constaté sans émotion, mais avec un peu d’agacement, paraît-il : « Lotte… puisqu’il faut bien que ce soit son nom ! »
– Comment peut-il atteindre pareil détachement envers une femme qu’il a passionnément aimée et dont il a publié la délicatesse de sentiment pour fonder sa réputation d’écrivain ! s’irrita Axel.
– Mon garçon, le vieux Goethe est trop subtil et trop sensible pour n’avoir pas souffert de la mort de Lotte. Mais, comme toujours quand une peine arrive, il se cuirasse,
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