Rive-Reine
fabriquons nous-mêmes nos outils ? Moi qui vous parle, j’ai calculé, dessiné et bâti de mes mains une petite machine à tailler les engrenages en laiton et acier, qui n’a pas sa pareille pour la précision ! Les engrenages qui en sortent, croyez-moi, ils sont autrement beaux et précis que ceux que commencent à livrer, par caisses entières, les estampeurs !
– On m’a dit que les nouveaux moulins, sur le Rhône, vont fournir de l’énergie aux ateliers.
– Rien ne vaut l’archet, pour faire aller le tour ou la machine à percer. Le muscle, seul, permet de bien doser l’effort nécessaire au travail de l’outil. Mon maître m’a toujours dit qu’un bon horloger, pourvu qu’il dispose de laiton et de fil d’acier, doit pouvoir, avec ses propres outils, travailler dans le désert ! Savez-vous qu’un de Saint-Gervais fit, il y a une douzaine d’années, le pari avec un établisseur de ses amis de fabriquer seul, en partant d’une plaque de laiton et de fils d’acier, une montre complète, entre le lever et le coucher du soleil ? Il gagna aisément son pari et la montre fut achetée cent florins par l’établisseur. Il n’y a guère de jours, j’ai rencontré ce brave homme. Il m’a dit que cette montre banale marque toujours midi quand le carillon de Saint-Pierre joue le Ranz des Vaches ou la ronde du Devin du village , du fier Jean-Jacques.
Au cours de la conversation, le cabinotier, intarissable et qui avait bien conscience, en se racontant, de servir la Fabrique, comme un prêcheur sert sa foi, apprit aux visiteurs que la veuve d’un horloger héritait le droit de faire fabriquer des montres et, ce qui intrigua Juliane, qu’on brûlait, tous les trente ans, les parquets des ateliers pour récupérer de l’or.
– Oui, ma petite demoiselle, expliqua le vieil homme en souriant de l’air sceptique de la jeune fille. Quand nous travaillons les boîtiers en or, les déchets de métal, arrachés par le burin au cours du guillochage ou du pivotage, même la poussière d’or, tombent sur le plancher et s’incrustent dans les rainures. Alors, tous les trente ans, on démonte le parquet et on brûle les planches. Et, croyez-moi, on récupère ainsi des livres d’or, à Saint-Gervais et dans les ateliers. Il y a même, à Genève, une entreprise dont c’est le travail. C’est l’Office du dégrossissage d’or. On y traite aussi nos pantoufles de feutre, toutes empoussiérées de métal précieux. Quant à l’or qui reste sur nos blouses, ce sont nos épouses qui le recueillent. Au bout de l’année, elles vont le vendre pour s’offrir quelques fanfreluches ! C’est leur petit profit !
Quand ils se séparèrent du cabinotier, après que ce dernier leur eut donné son nom et son adresse, afin qu’ils aillent un jour visiter son cabinet, Juliane et Axel savaient tout de la fabrication de la montre. Jusque-là, cet instrument à mesurer le temps n’avait été pour lui qu’un objet utile, pour elle qu’un bijou. Désormais, tous deux en convinrent, ils considéreraient la montre avec le respect qu’on doit accorder aux œuvres conçues et réalisées par des hommes détenteurs d’un savoir particulier et d’une habileté exceptionnelle.
– Maintenant, je vois ma montre comme un être vivant. D’ailleurs, ce tic-tac ne rappelle-t-il pas les battements d’un cœur ? dit la jeune fille, pensive.
– Avec, toutefois, cette différence qu’un cœur arrêté ne peut être rendu à la vie par quelques tours de clé, comme ma montre, observa Axel, un tantinet moqueur.
– On peut se demander si les cabinotiers ne sont pas des initiés, chargés par Dieu d’inclure dans ces boîtiers la durée de vie dévolue à chacun de nous, reprit Juliane.
– N’allez pas confondre mystique et mécanique ! Chronos n’a jamais eu de montre. Il portait une faux…
– Qui lui servait à tuer les Heures, n’est-ce pas ? interrompit la jeune fille.
– D’où l’expression « tuer le temps » sans doute ! persifla aimablement Axel.
Juliane prit un air faussement fâché.
– J’ai parfois le sentiment que vous ne voulez jamais avoir de conversation sérieuse avec moi. Vous ne me jugez pas assez intelligente, n’est-ce pas ! Vous savez des choses que j’ignore, vous avez voyagé et vécu des aventures. D’ailleurs, en parlant de vous, ma mère disait l’autre jour : « Axel… » – nous n’utilisons
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