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Rive-Reine

Rive-Reine

Titel: Rive-Reine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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édiles, autodidactes, grands lecteurs et parfois auteurs de pamphlets politiques ou philosophiques, exécutants mais aussi créateurs, jaloux de privilèges acquis par leurs mérites, têtes chaudes, toujours prêts à quitter leur layette sous les toits de Saint-Gervais pour en découdre au nom de la liberté, ils aimaient parler de leur métier et développer des idées souvent qualifiées de subversives par les bourgeois de la ville haute.
     
    Leur maître à penser restait Jean-Jacques Rousseau, dont le père, Isaac, avait été un des leurs. Aussi ne se privaient-ils pas, comme le vicaire savoyard, de dévoiler leur profession de foi ! Bon nombre appartenaient à la franc-maçonnerie et manifestaient de la sympathie pour les révolutionnaires, proscrits ou réfugiés.
     
    Peut-être était-ce le cas de cet homme, portant sur une chemise blanche la blouse bleue qui désignait le cabinotier.
     
    – Vous avez peut-être oublié, vous, les jeunes messieurs et demoiselles de la rue des Granges, qu’une montre est le fruit d’un travail collectif, qui met en œuvre une centaine de métiers différents ! commença-t-il.
     
    Le ton parut à Axel un peu sentencieux, mais, d’une pression de la main sur l’avant-bras, Juliane l’invita à la patience. Elle aimait apprendre et devinait que ce vieillard de belle prestance ne souhaitait que parler de son art.
     
    – Vous avez bien dû entendre ces noms : faiseurs de pignons, planteurs d’échappements, repasseurs, monteurs, régleurs, polisseurs, doreurs, faiseurs de débris, finisseurs, sertisseurs, guillocheurs, graveurs, tourneurs de cuvettes, cadraturiers, faiseurs d’aiguilles, et bien d’autres ! Mais tous ceux qui pratiquent ces métiers sont des travailleurs indépendants. C’est ça, la Fabrique de Genève, on y fait les montres « à parties brisées », comme nous disons. C’est l’établisseur qui distribue le travail. Et nous travaillons, chacun chez soi, dans les combles des maisons, pour y voir clair et ne pas être gênés par les bruits de la rue. Quelqu’un a dit que nous sommes perchés « plus haut que le bruit et l’ombre ». Quelquefois, quand il s’agit d’une commande urgente, quand l’établisseur arrive en coup de vent et tout essoufflé, pour dire en posant des ébauches sur la layette : « Cette paire de montres doit partir dans deux jours pour Berlin ou Londres », nous travaillons la nuit, à la lueur des quinquets… avec une visière verte, bien sûr, pour ménager nos yeux, nos plus précieux outils !
     
    – Dans ce cas-là, vous demandez une prime, j’imagine, intervint Axel.
     
    – Eh ! mon garçon, quand il y a presse, nous faisons nos prix… honnêtement. On ne discute pas ! Chacun sait bien ce que vaut le travail de l’autre ! Et, quand la course des messagers 4 est terminée d’un cabinet à l’autre et que les montres sont livrées, l’établisseur, avant de les porter à la diligence, nous fait mettre au frais quelques pichets de vin gris chez la mère Tantpis 5 .
     
    – On dit que c’est votre cabinet du lundi, chez la mère Tantpis, lança Axel, pour taquiner le vieil homme.
     
    – C’est vrai, mon petit monsieur. Le lundi, nous ne travaillons jamais…, c’est le jour bleu ! Faut bien se remettre des promenades du dimanche, pas vrai ! Car, voyez-vous, les cabinotiers ne sont point comme les ouvriers des manufactures, sous la férule d’un chef qui les dirige et surveille leur travail, tout juste s’ils peuvent bavarder, fumer une pipe ou aller à la taverne, boire un pichet de temps en temps ! Chaque horloger qui met sa marque sur une montre traite directement et séparément avec les artisans qui ont mérité sa confiance par la qualité de leur travail et aussi, bien sûr, par les prix qu’ils pratiquent. De cette manière, chacun a intérêt à se perfectionner dans sa partie, à se faire connaître comme le meilleur par les établisseurs.
     
    – Mais on dit que la demande de montres est telle que Saint-Gervais ne peut produire assez pour satisfaire la clientèle et que les manufactures vont se multiplier, risqua Juliane avec un sourire apitoyé.
     
    – Les manufactures, hélas, il s’en ouvre de plus en plus, avec des machines, comme à La Chaux-de-Fonds. Mais la routine et les horaires éteignent l’intelligence, dévoient le geste, tuent l’effort, le goût de faire mieux que le voisin. Savez-vous que nous autres, cabinotiers, nous inventons et

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