Rive-Reine
Puis-je le voir ? demanda Axel.
– Il est monté rue des Granges, monsieur. Pour préparer M me Laviron. Un tel choc, vous pensez !
Axel ne s’attarda pas. Il estima que les liens tissés au fil des années avec les Laviron commandaient qu’il se mît, en pareille circonstance, à leur disposition. Il gravit d’un pas vif la rampe de la Treille et, négligeant de sonner au portail, traversa la cour pavée, escalada le perron, pénétra dans le vestibule. Le vieux serviteur qui l’accueillit avait les yeux rouges. D’un geste, il indiqua à M. Métaz, qu’il avait si souvent vu chez son maître, la porte du petit salon.
– Monsieur et Madame sont là, dit-il d’une voix blanche.
Axel frappa discrètement, puis entra, sans attendre de réponse. Ce fut pour découvrir le plus affligeant tableau de la désolation. M me Laviron, allongée sur le canapé, respirait un flacon de sels, tenu par une servante en pleurs. Le banquier, agenouillé devant sa femme, lui pressait les mains en murmu rant des paroles inutiles. La vue de la stricte raie médiane, qui partageait les cheveux de M. Laviron du front à la nuque, parut soudain burlesque à Axel. Le jeune homme posa affectueusement sa main sur l’épaule de Pierre-Antoine, qui leva vers le visiteur un visage blême, baigné de larmes.
– Oh ! Axel ! Merci d’être là, dit le banquier en se relevant péniblement.
Il prit le temps de sécher ses yeux avec son mouchoir, qu’il replia soigneusement, réflexe insolite, avant de le glisser dans la poche de sa redingote. Puis, s’appuyant au bras d’Axel, il l’éloigna du canapé où gémissait, telle une blessée, M me Laviron.
– C’est horrible, n’est-ce pas, ce qui arrive. Anicet mort ! Mort du choléra, du choléra ! répéta-t-il avec force, comme si un Laviron ne pouvait succomber à une épidémie populaire. La dépêche de Juliane ne donne pas de détail, reprit-il. Je devrais partir pour Paris, mais comment laisser Anaïs dans ces circonstances ? Voyez son état ! Je ne puis la quitter ! Et Juliane seule à Paris, avec son frère mort. Que faire, Axel ? Que faire ?
– Si vous m’y autorisez, je puis partir demain. Je pourrai seconder Juliane dans les démarches, la soutenir…
– Vous feriez ça, Axel, pour nous ? Oh ! oui, allez-y ! Ramenez-nous notre fille et le corps de notre pauvre garçon, acheva péniblement le banquier en se laissant aller dans un fauteuil, la tête dans les mains.
Quittant la rue des Granges, Métaz courut à la poste, requit un courrier spécial pour Vevey, rédigea un billet à l’intention de Pernette, l’informant de son départ pour Paris et d’une absence de durée indéterminée. De là, il se rendit au Molard pour retenir une place dans la première diligence en partance pour Paris. Une voiture rapide, de celles qui roulaient de jour et de nuit sans étape, partirait le lendemain en fin de matinée. En moins de trois jours, il rejoindrait Juliane. Billet en poche, il fit viser son passeport. Le fonctionnaire, apprenant sa destination, lui conseilla de se munir de chlorure de chaux et, d’un air entendu, se déclara prêt à lui indiquer l’endroit où il pourrait se procurer le produit devenu rare chez les droguistes ! Axel s’en fut à ses affaires en pensant que le choléra parisien assurait des profits inattendus aux débrouillards !
Le lendemain, se présentant à l’heure dite au bureau des diligences, Métaz fut étonné d’y trouver Louis Vuippens, une valise à ses pieds.
– J’ai su par Pernette que tu partais pour Paris. Je vais avec toi. Belle occasion de voir de près cette épidémie. On dit qu’on en est à plus de dix mille morts !
– Mais tu ne sais pas pourquoi je vais à Paris !
– J’imagine que tu as tes raisons… et puis les théâtres ne sont pas fermés et les actrices dispensent, comme tu le sais, d’autres maladies que le choléra ! On joue, paraît-il, actuellement, deux excellentes pièces de M. Alexandre Dumas : le Mari de la veuve , au Théâtre-Français, et la Tour de Nesle , au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Axel doucha l’enthousiasme de son ami en lui apprenant de quelle mission macabre il s’était volontairement chargé.
– Raison de plus pour que j’aille avec toi, dit le médecin, devenu soudain grave.
Il tendit son billet au postillon qui invitait les rares voyageurs à prendre
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