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Rive-Reine

Rive-Reine

Titel: Rive-Reine Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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croient jamais ce qu’on déclare, n’en arrêtaient pas moins les marchandises aux frontières, pour livrer tous les colis en provenance de France à la désinfection.
     
    Louis Vuippens appartenait à la catégorie des praticiens qui tenaient le choléra pour une maladie contagieuse.
     
    – On ne peut expliquer que par un phénomène de contagion l’ampleur d’une épidémie qui, dans la seule journée du 18 avril, a tué mille Parisiens. Je suis d’ailleurs étonné que le pays de Vaud soit épargné jusque-là, dit-il, un jour, à Axel qui l’interrogeait.
     
    Quand on sut, fin avril, à Vevey, que le choléra avait fait huit mille morts en dix-huit jours et que cinq cents à huit cents victimes étaient recensées chaque matin à Paris, les Vaudois commencèrent à regarder avec méfiance du côté de la France. À Genève, comme à Lausanne, tout le monde voulait se procurer du chlorure de chaux, dont le prix doublait chaque jour. « Les droguistes se sont coalisés pour vendre ce remède à prix exorbitant tout en sachant que ce produit est de nul effet. L’élévation du prix n’a pas pour cause la rareté de cette substance, mais tout simplement le préjugé d’une population démoralisée par la peur », écrivait un journaliste.
     
    L’hécatombe cholérique ne semblait pas inquiéter Martin Chantenoz. En philosophe, il voyait là une manifestation d’équilibre de la nature, semblable aux grandes pestes du Moyen Âge ou aux terribles famines de Chine, pour maintenir le nombre des occupants de la planète à un niveau acceptable ! Aussi Axel fut-il impressionné à la vue du visage défait du professeur quand celui-ci se présenta, sans s’être annoncé, un soir, à Rive-Reine. Le décès qu’il venait d’apprendre le bouleversait plus que dix mille cadavres parisiens.
     
    – Goethe est mort, dit-il d’un ton tragique.
     
    Le poète s’était éteint, à Weimar, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Le choléra n’était pas responsable de cette disparition, qui plongeait dans l’affliction tous les penseurs. Ce génie, universellement reconnu, avait succombé à un malaise cardiaque inexorable.
     
    – Il est mort le 22 mars. Sept ans, jour pour jour, après l’incendie du théâtre de Weimar, rappelle-toi, Axel : 1825, le jubilé ! Goethe avait toujours considéré le 22 mars comme un jour de malheur. Il n’avait pas tort, précisa Martin.
     
    – N’a-t-il pas, génie « sentant venir sa fin prochaine », comme le pauvre laboureur de La Fontaine, prononcé quelque phrase historique, destinée à l’édification des mortels ordinaires ? dit Axel, persifleur.
     
    Il pensait à l’horrible mort d’Adriana et la trouvait plus révoltante que la disparition d’un vieillard couvert d’honneurs et de gloire.
     
    – D’après les dépêches envoyées de Weimar, il aurait réclamé, vers midi, qu’on ouvrît largement la fenêtre pour laisser entrer plus de lumière dans sa chambre. Puis il s’est endormi à jamais, rapporta Chantenoz.
     
    Un peu irrité par le manque d’apitoiement de son ancien élève, Martin se retira tôt, ce soir-là, après avoir annoncé qu’il consacrerait son prochain cours d’esthétique à l’auteur de Faust .
     
    Quelques jours plus tard, en débarquant à Genève sous un soleil printanier plein de force, Axel avait oublié la mort de Goethe. Ses affaires l’appelant rue de la Corraterie, il entra à la banque Laviron-Cottier pour vérifier si le bruit qui courait Vevey avait un fondement réel. On disait, au Cercle du Marché, que Laviron-Cottier, de Genève, recherchait des associés pour ouvrir des succursales à Vevey et à Montreux, villes qui recevaient de plus en plus de touristes.
     
    Dans la banque, Axel fut étonné de trouver le comptoir désert, ce qui vaudrait sans doute aux commis une sévère réprimande de M. Laviron. S’étant résolu à appeler, le visiteur vit apparaître le fondé de pouvoir, qu’il connaissait bien, et comprit à la mine de l’homme qu’il se passait quelque chose de grave.
     
    – Ah ! monsieur, vous êtes là ! Vous savez déjà le malheur ! dit le premier collaborateur du banquier.
     
    – Non. Quel malheur ? Qu’est-il arrivé à M. Laviron ?
     
    – M. Anicet est mort, monsieur, à Paris, monsieur : le choléra. M lle  Juliane a envoyé une dépêche par le télégraphe de Lyon. M. Laviron est dans tous ses états, vous pensez !
     
    – Où est-il ?

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