Rive-Reine
maisons voisines. De grands travaux d’aménagement, commencés en 1698, avaient duré plus de vingt ans et ce n’était qu’en 1721, quand avaient été plantés deux rangs de marronniers d’Inde, pour assurer la relève de tilleuls épuisés, que le site avait pu prétendre au nom de promenade de la Treille. Le jour où Axel Métaz y porta ses pas, c’était encore, avec la promenade Saint-Antoine, un des lieux les plus fréquentés : le dimanche par les familles, les soirs d’été par les amoureux.
De la promenade, la vue s’étendait, en contrebas, sur les plates-bandes et massifs, l’orangerie et les serres du nouveau jardin botanique de M. Augustin Pyrame de Candolle. Le célèbre botaniste, que les Suisses prénomment Pyramus, était l’auteur d’un Système naturel des végétaux qui faisait autorité. Situé au-delà des remparts, contre lesquels s’était brisé, le 11 décembre 1602, l’assaut nocturne des Savoyards, ce jardin était en passe de devenir un nouveau lieu de rendez-vous pour les Genevois. Ces derniers y commémoraient, chaque année, le souvenir de l’Escalade, prise de possession avortée du catholique Charles-Emmanuel, duc de Savoie, avant d’aller rendre un hommage posthume aux seize citoyens qui avaient péri, cette nuit-là, pour sauver Genève et dont on pouvait lire les noms sur une plaque apposée dans le temple Saint-Gervais.
On entrait au café Papon, abrité sous l’hôtel de ville, par une porte ouvrant rue de la Treille, voie perpendiculaire à la promenade. Après avoir descendu quelques marches, Axel se trouva dans une grande salle dallée, aux murs de pierre brute, éclairée par des torchères. Un énorme pilier carré, soutenant des voûtes d’arêtes revêtues de briques, conférait au site l’aspect d’une salle capitulaire. Mais le va-et-vient des servantes et des garçons, la fumée des pipes, le heurt des pichets, les conversations animées des buveurs détruisaient, d’emblée, l’illusion monacale. L’établissement, renommé pour la qualité et la variété des boissons servies, appartenait aux époux Papon, un couple connu de tous les Genevois.
M. Papon, sexagénaire alerte et soigné, accueillait les chalands, veillait à la bonne tenue de l’établissement et possédait un œil infaillible pour détecter le nouveau venu. Il s’avança aussitôt vers Axel, l’air affairé. Le petit homme bedonnant, joues rondes, teint rose, favoris en ailes de pigeon, portait, à la mode ancienne, culotte courte de casimir vert tendre, bas blancs, souliers à boucles. Affable, il souleva la casquette à visière qu’il n’ôtait, disait-on, que pour l’échanger contre un bonnet de coton, au pied du lit de M me Papon, sa cadette de quinze ans. Pour l’heure, l’épouse au corsage bien rempli, avenante et attentive, tenait la caisse. Elle jeta à Axel un regard velouté de tendresse maternelle. Le jeune homme se dit que M. Papon avait eu bien de la chance de cueillir, autrefois, une telle femme dans la plénitude de sa beauté. Puis il se souvint d’un aphorisme du comte Malorsi : « Dire d’une femme qu’elle a été belle n’est pas un compliment mais une épitaphe ! »
Il constata que les habitués ne manquaient jamais de faire une station près de la caisse où trônait M me Papon. Axel ignorait encore que l’hôtesse passait, depuis longtemps, pour la meilleure gazette parlée de Genève !
– Pourriez-vous m’indiquer M. de Chaslin ? demanda Axel au tavernier.
– M. de Chaslin, dites-vous ? fit M. Papon en ayant l’air de fouiller dans sa mémoire, pour identifier ce personnage.
– Oui, le général Chaslin, le baron Pierre de Chaslin. On m’a dit que je le trouverais ici.
Le cabaretier marqua une hésitation, pendant laquelle il découvrit, Axel s’en rendit compte, que son interlocuteur avait l’œil vairon.
– C’est que je ne connais pas le nom de tous mes clients, monsieur… Mais, attendez, je vais demander à M me Papon. Elle, peut-être…
Après un bref conciliabule conjugal, M. Papon revint.
– M me Papon dit qu’il ne va pas tarder. Asseyez-vous. Elle vous l’enverra dès qu’il paraîtra.
Axel Métaz obtempéra et commanda un pichet de vin blanc de Jussy.
À cette heure-là, la plupart des clients étaient des gens appelés dans les bureaux de l’hôtel de ville par leurs affaires. Ils croyaient faire avancer celles-ci en
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