Rive-Reine
jusqu’aux apoustis 7 , les barques arrivaient à Genève après une dizaine d’heures de navigation 8 . Le déchargement, confié aux quatre hommes d’équipage – on ne recrutait des aides qu’en cas d’urgence – durait rarement plus de cinq heures. Fiers gaillards aux biceps saillants, au torse herculéen, ceinturés de flanelle rouge, portant tricot rayé et bonnet de laine, les bacounis paraissaient sensibles à l’intérêt que suscitait leur exercice parmi les chalands, surtout chez les dames et demoiselles, qui suivaient, à distance décente, leur épuisante noria.
Roulant leur brouette sur le pont entre les barins, ils y plaçaient autant de blocs qu’elle pouvait supporter, puis, charriant leur pesante charge et accordant leur pas aux oscillations du bateau qui allait s’allégeant, ils gagnaient la terre ferme, par un chemin-planche d’une flexibilité inquiétante. Entre deux tours, après un coup de mouchoir pour éponger la sueur de leur front, ils prenaient le temps de lancer une œillade à leurs admiratrices, en faisant saillir leurs pectoraux. On eût aimé connaître les pensées des plus prudes devant ces mâles démonstrations !
Les ouvriers des entreprises de construction s’emparaient aussitôt des pierres, qu’ils chargeaient sur de lourdes branloires attelées de quatre chevaux de trait. Tout aussi forts que les bacounis, ces manutentionnaires ne retenaient cependant pas l’attention des badauds, qui allait tout aux athlètes nautoniers !
Un matin, sans approcher les bacounis qui l’eussent reconnu comme le fils Métaz, le nouveau patron, Axel s’en fut assister à l’arrivée de ses barques et au déchargement des pierres enlevées à ses carrières de Meillerie. Il ressentit pour la première fois la fierté du propriétaire et se dit que les affaires allaient leur train, sans doute grâce à Simon Blanchod et au notaire Charles Ruty, à qui Guillaume avait confié la responsabilité de ses entreprises en attendant le retour du fils vagabond.
Les rives du lac, hormis les endroits construits de villas, n’offraient pas toujours un décor flatteur, digne d’une cité de vingt-cinq mille habitants, dont la moitié étaient étrangers au canton et même à la Confédération. Non loin des maisons neuves, de vieilles clôtures de bardeaux, des échaliers mutilés, des chaînes rouillées suspendues à des pieux de bois moisis que personne ne remplaçait quand ils s’effondraient dans la vase de la berge, des cabanons bancals, des chalets de nécessité aux planches disjointes, hideusement perchés sur de maigres pilotis, comme de puants échassiers, offensaient le regard. Les dépôts de plein vent où les marchands empilaient sans ordre les bois à brûler, les abattoirs, dont les déchets peu ragoûtants étaient rejetés par les équarrisseurs dans les fossés des fortifications devenus égouts ouverts et malodorants, donnaient, çà et là, aux rives un aspect misérable qui contrastait avec la belle tenue de la ville. Seuls les entrepôts de Rive, clos et surveillés, qui s’étendaient sur l’emplacement d’un ancien couvent, ne faisaient pas injure au commerce.
Le beau pont de Carouge, commencé en 1810, avait été heureusement achevé deux ans plus tard. Il facilitait, en enjambant l’Arve au sud de la ville, les échanges entre Genève et la commune catholique cédée à la République, avec quelques autres, par le roi de Sardaigne, le 16 mars 1816. Les édiles envisageaient de créer une ligne de voitures omnibus, qui relierait Genève à Carouge plusieurs fois par jour.
Place du Molard, où les pêcheurs livraient féras et perches, se tenait le marché principal, toujours très achalandé. Sur les étals installés à l’abri des dômes, entre façades et chaussées, le plus exigeant des gourmets pouvait trouver de quoi satisfaire son appétit et même ses gourmandises.
Tous les citoyens affichaient, suivant leur bourse, un souci de bonne tenue. Quelques fils de famille fortunés, comme les jeunes Alphonse de Candolle ou Daniel Colladon, adhéraient à un dandysme tempéré par la crainte de trop paraître mais se faisaient néanmoins remarquer par leur mise romantique. Le plus cité en exemple, pour l’élégance de bon ton, était Jean-Jacques-Caton Chenevière, beau visage sous une chevelure léonine, à qui l’on reconnaissait de l’esprit et qui portait des lunettes d’or. Axel eut l’occasion d’admirer son
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