Rive-Reine
Au long de ces artères s’alignaient les hauts-bancs, créations originales du petit commerce genevois. Ces échoppes en bois, coiffées de tuiles, dans lesquelles étaient proposés tous les produits de première nécessité mais aussi chapeaux, tissus, pâtisseries et fanfreluches, séparaient la voie piétonne de la rue charretière, sur laquelle elles empiétaient toujours, malgré les remontrances des autorités, soucieuses de faciliter la circulation. Car le mouvement des charrettes, chariots et voitures devenait intense aux heures qui précédaient les marchés. Il se réduisait dans la journée aux évolutions musardes des berlines, coupés et cabriolets privés qui conduisaient à la promenade ou aux emplettes les dames, les oisifs et les visiteurs étrangers, clients des bijouteries, salons de thé et cercles.
L’arrivée des maraîchers et des gens de la campagne se trouvait chaque matin ralentie par l’étranglement que constituaient les portes ouvertes dans les remparts, symboles vaubanesques de l’indépendance genevoise et de la résistance aux envahisseurs de tous les temps.
Derrière leurs vieilles murailles, leurs bastions trapus, leurs courtines et glacis, les enfants de Calvin se sentaient en sécurité. Des édiles clairvoyants, comme M. Pictet de Rochemont, ayant conscience de l’entrave que constituait cette enceinte pour le développement urbain, suggéraient périodiquement sa démolition et le comblement des fossés. Les Genevois, encore plus conservateurs que craintifs, ne voulaient rien entendre. De la même façon qu’ils entretenaient, comme autrefois, le « voyant » qui faisait le guet sur les tours de Saint-Pierre, ils entendaient conserver leurs défenses médiévales ! Car, comme au Moyen Âge, on ne pouvait encore accéder à la ville que par trois portes dites de Rive, Neuve et Cornavin, dont on abaissait les herses et relevait les ponts-levis dès la nuit tombée. Surveillées, de nuit comme de jour, par les miliciens soldés ou les gendarmes, quelques poternes restaient ouvertes aux voyageurs attardés, dont on vérifiait avec soin les passeports.
De nombreuses fontaines, alimentées par une machine hydraulique à roue, qui partageait le cours du Rhône entre la Fusterie, où s’élevait le temple du Refuge, et la place Chevelu, ombragée par des saules, fournissaient aux habitants une eau claire et fraîche.
Mais, à toute heure, Genève vivait surtout de l’animation du lac. De nombreux bateaux, venant de Lausanne, de Vevey, de Nyon, de Villeneuve ou de Savoie, abordaient à la Fusterie, au Molard ou à Longemalle. Là, accostaient, près des embarcations privées appartenant aux familles, les naus 3 , les cochères 4 et les grandes barques à deux mâts, dont les voiles latines, croisées en oreilles ou en ciseaux, avaient inspiré aux Genevois le joli nom d’hirondelles. Débarquaient quelques voyageurs, parfois avec leur cabriolet et leurs chevaux, mais encore plus de matériaux de construction, de bois de chauffage et de marchandises. Fûts de vin de Lavaux, troncs en grume du canton de Fribourg, flottés sur la Veveyse jusqu’à Vevey, où ils étaient alignés sur les cochères, bois de chauffage rangé en gros dés solidement arrimés, sable, pavés, rocaille en vrac, fromages de la Gruyère, primeurs de Morges, tonnelets d’huile de colza, aliment des lampes et quinquets, faïences de Nyon : tout allait au commerce genevois.
Le débatelage des grandes barques noires livrant les pierres tirées des carrières de Meillerie, propriété des Métaz, et destinées à la construction des nouvelles maisons et des quais constituait, pour les badauds, un spectacle, une attraction sportive, une démonstration de force musculaire digne des jeux antiques. Ces cargos lacustres accostaient au plus près des chantiers qu’ils devaient approvisionner. Quand les voiles étaient abattues, les bacounis, arqués sur les plats-bords, imitaient, sans le savoir, le geste du gondolier pour manœuvrer à l’étire, en poussant de l’épaule et des bras les longues gaffes enfoncées dans la vase du rivage. Sans grâce ni élégance, contrairement au batelier vénitien qui se veut toujours un peu danseur, ils forçaient la barque alourdie de granit à présenter son flanc à la berge.
Scientifiquement chargées de soixante-dix ou quatre-vingts mètres cubes de pierres grossièrement équarries 5 , empilées avec précaution en barins 6
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