Rive-Reine
Les bonapartistes français réfugiés en Italie et affiliés à la charbonnerie n’étaient peut-être pas, se dit-il, de même obédience que les bonapartistes de Genève !
– Nous allons descendre dans la grande salle et je vais vous présenter quelques amis, dit soudain le général en quittant sa chaise.
Un instant plus tard, Axel était attablé avec les fumeurs de pipe dont Chaslin ne fit, par prudence, que murmurer les noms. Les anciens officiers de l’Empire lui plurent. Un colonel, gros homme jovial, fumait le cigare en pestant contre sa logeuse, qui avait eu l’outrecuidance de réclamer le loyer impayé. Un chef de bataillon jouait nerveusement avec une canne dont le pommeau d’ivoire représentait le chef de l’empereur, coiffé du célèbre bicorne. Deux officiers savoyards, fidèles au service de la France, confessèrent qu’ils préféraient vivre à Genève plutôt que servir le roi de Sardaigne.
Sachant qu’on pouvait faire confiance à ce jeune Vaudois, agent de liaison bénévole, qui revenait d’Italie, le colonel fumeur de cigare expliqua que tous allaient, chaque mois, à Ferney, pour toucher la demi-solde que devait leur verser le gouvernement de Louis XVIII.
– Les Bourbons se croient rétablis pour toujours sur le trône de France et pensent que Napoléon est à jamais prisonnier à Sainte-Hélène ! Ils se trompent, sacrebleu ! Et nous ferons tout pour le leur faire comprendre.
Un sourd grognement d’approbation ponctua cette phrase du colonel. Les verres furent levés et une voix caverneuse fit résonner les voûtes d’un « À l’empereur ! » que tous reprirent.
Ces exilés venaient, chaque jour, au café Papon pour lire les journaux que beaucoup n’avaient pas les moyens d’acheter. Ils commentaient les nouvelles de France, généralement en exhalant leur mauvaise humeur. Tous écoutaient le général Chaslin comme un oracle et lui seul obtenait l’interruption de leurs querelles avec d’autres proscrits, français ou italiens.
Car, si tous les réfugiés politiques tolérés à Genève se réclamaient des trois grands principes de la Révolution française, liberté, égalité, fraternité, et ne souhaitaient que les faire triompher dans les pays encore soumis au despotisme des princes, les méthodes pour parvenir à ce noble but variaient suivant leur origine, leur engagement personnel, leurs croyances, leur rang social.
Le plus vindicatif des habitués du café Papon, que les grognards tenaient à distance, était Forestier, vieillard desséché au teint jaune et aux lèvres violettes. Représentant de la ville de Moulins à la Convention, membre du Tribunal révolutionnaire, il s’animait rageusement dès qu’on parlait politique. Jacobin attardé, il tenait la Constitution de 1793 comme la meilleure et ne rêvait que la voir imposée par une nouvelle Terreur si nécessaire. Cet ancien pourvoyeur de la guillotine entretenait sa haine des rois, des princes et aristocrates comme on entretient sa foi : par la récitation quotidienne des anathèmes antiroyalistes et du catéchisme républicain. Brocardé par les bonapartistes, il trouvait auprès des terroristes de passage un auditoire plus respectueux. Il encourageait ces commis voyageurs de la révolution à semer le trouble à Paris, comme à Naples ou à Londres, afin de faire triompher, partout, le gouvernement du peuple.
Tous ces gens, bonapartistes ou républicains, apparurent à Axel comme les acteurs licenciés de la Révolution et de l’Empire. Au moment de prendre congé du général Chaslin, une question lui vint aux lèvres :
– Avez-vous entendu parler du général Fontsalte, ces temps-ci, monsieur ?
– Fontsalte ! Bien sûr. C’est un ami. Il vient souvent à Lausanne, mais on ne le voit guère à Genève. C’est un aristocrate, que ses sources d’eau minérale du Forez et, dit-on, une riche maîtresse suisse mettent à l’abri du besoin. Il ne s’inté resse plus au sort de la patrie. C’est un homme qui est revenu de tout. Il dit que le régime constitutionnel est une absurdité, que la liberté est une chimère, que la fraternité ne résiste pas à l’ambition. Quant à l’égalité, il la proclame non seulement utopique mais malsaine. Certains jours, je me demande s’il n’a pas raison !
Axel Métaz sortit sur la promenade, où d’autres demi-solde faisaient les cent pas, discutant avec véhémence,
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