Rive-Reine
observa l’homme, d’où émanait une mâle autorité. À quarante-sept ans, Pierre de Chaslin conservait la robustesse du montagnard et l’aisance du cavalier. Par sa prestance, sa façon de tenir le buste droit, épaules rejetées en arrière, il rappela à Axel ce général Fontsalte qu’il ne se résignait pas à reconnaître comme son père.
Axel s’émerveillait qu’un homme ayant couru tant de dangers, du Caire à Austerlitz, de Burgos à la Moskova, de Leipzig à Waterloo, et qui avait eu le crâne à demi fendu au passage du Tagliamento, en 1797, pût maintenant vivre comme un bourgeois genevois et s’en satisfaire.
Sa lecture terminée, le général leva sur Axel son regard vif et fier. Il demeura un instant silencieux.
– Voilà des informations qui ne sont pas de nature à donner une bonne opinion de notre impératrice. Vous êtes au courant, bien sûr.
Axel acquiesça d’un signe de tête.
» Elle se conduit comme une chambrière, comme une gourgandine. Quand on est archiduchesse d’Autriche, épouse de Napoléon et impératrice des Français, on respecte au moins ces titres et l’on ne va pas mettre dans son lit le premier traîneur de sabre borgne venu. Dieu fasse que notre empereur n’apprenne jamais cette infamie ! Une telle trahison le tuerait ! conclut rageusement le général.
– J’ai aussi un pli pour un certain Buonarroti. Savez-vous où je puis le trouver, monsieur ?
– Ah ! Notre Vieux de la Montagne vient parfois chauffer ses os au soleil de la Treille. Mais, aujourd’hui, le temps ne se prête pas à la promenade pour cet homme vieillissant. Vous pourrez, peut-être, le trouver chez son ami et disciple Alexandre Andryane, un jeune Français qui loge à la pension de M me de Molle, dans la ville haute. Mais prenez garde. Vous êtes suisse et neutre. Ne vous laissez pas enrôler dans la charbonnerie. Les carbonari sont des rêveurs, des poètes, des philosophes fumeux. Ceux que vous avez rencontrés en Italie vous ont-ils paru sérieux, jeune homme ? demanda Chaslin.
– Ils m’ont paru en tout cas courageux et sincères. Ils veulent l’indépendance de l’Italie et la république. Aussi bien à Venise qu’à Florence, Gênes ou Naples, ils doivent se cacher. Quand ce ne sont pas les Autrichiens qui les traquent, ce sont les Sardes ou les agents du Vatican qui les recherchent pour les livrer aux Autrichiens. Et les espions du roi de France les guettent, pour les dénoncer aux uns et aux autres. Ces gens sont en danger… plus qu’à Genève !
– Certes, ils sont en première ligne et risquent leur liberté, parfois même leur vie. À ce titre, ces écervelés sentimentaux sont admirables. Mais quels sont, à ce jour, les résultats de leur action ? Hein ? Voyez comment a tourné la rébellion piémontaise ! Seules comptent les batailles gagnées, jeune homme. Pour chasser l’Autrichien d’Italie, il faut, croyez-moi, autre chose que des réunions secrètes, des banquets et des proclamations lyriques.
– Ceux que j’ai vus sont prêts à se battre, monsieur, et…
– Ils organisent de temps en temps des soulèvements, en Romagne, en Toscane, à Naples, et se font arrêter. Nous avons, nous aussi, nos espions, et nous savons à quoi nous en tenir sur le sort des révolutionnaires italiens. Il y a peu de jours, le comte Strassoldo a écrit à Metternich. Nous avons eu copie de la dépêche. « La troupe des garnisons sera toujours suffisante pour maintenir le calme », assurait-il. Et il a fait parvenir à la police des instructions secrètes « afin de prévenir complots, projets, entreprises qui pourraient menacer la personne sacrée de Sa Majesté ou la Constitution de l’État ». En somme, tout ce qui peut mettre en danger la sécurité, intérieure ou extérieure, de la monarchie. Les carbonari sont partout épiés comme les membres des loges maçonniques et les étrangers de passage. Ils ne peuvent entreprendre aucune opération d’envergure. Mais vous-même, bien que citoyen suisse, n’avez-vous pas été inquiété ?
Axel raconta, en se gardant de révéler les activités d’Adriana, l’agression dont il avait été l’objet à Venise et les étapes de son voyage jusqu’à Gênes. Il renonça cependant, après une brève hésitation, à confier à Chaslin la livraison de l’effigie du roi de Rome à ceux qui projetaient de faire évader Napoléon de Sainte-Hélène.
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