Rive-Reine
et se bat avec Wilberforce pour l’émancipation des esclaves, précisa, sans reprendre souffle et avec son exaltation coutumière, Adrienne.
– J’ai entendu parler de ce M. Sismondi par mon précepteur, il y a longtemps déjà. Chantenoz disait que cet homme avait des idées très originales sur l’organisation de l’économie et la répartition des richesses dont la création, au profit des uns, s’accompagne de misère pour les autres. Une sorte de penseur révolutionnaire, en somme, conclut Axel.
– J’espère aussi rencontrer un autre homme influent, M. Jean-Gabriel Eynard. Un grand financier suisse qui se mêle de diplomatie, connaît Metternich, Talleyrand et Castlereagh. Il a fait fortune grâce à Napoléon et au roi de Toscane, à qui il a prêté de l’argent au bon moment, ce qui lui a valu beaucoup d’honneurs et de belles sinécures. Il fut toujours du dernier bien avec Elisa Bacciochi, la sœur de l’empereur, qui fut grande-duchesse de Toscane, morte l’an dernier. De celui-là, qui aide surtout les Grecs et qui a une influence politique dans toute l’Europe, j’ai le moyen de me faire entendre.
– Ton charme, ma chère, ton charme félin ! ironisa Axel.
– J’ai mieux que ça : un secret, connu de très peu de gens et qu’il lui déplairait certainement de voir divulguer à Genève !
– Raconte ! Tu ne peux avoir de secret pour moi, après la mission que j’ai accomplie à Gênes, n’est-ce pas ?
Adrienne lui donna un baiser qui s’acheva par une morsure, manière animale de montrer sa passion.
– Je n’ai pas oublié, tu sais, ce que tu as fait. Mais je ne peux rien dire avant d’avoir vu Eynard. Et puis j’ai une autre demande, qui va peut-être te révulser.
– Dis toujours, fit Axel en tamponnant sa lèvre mordue et sanglante avec son mouchoir.
– Je voudrais que tu ailles, ce matin, au café Papon porter un pli au général Fontsalte, mon… notre père !
Le silence d’Axel et, surtout, l’intensité de son regard bicolore, sans attester la révulsion redoutée par Adry, mirent celle-ci dans l’embarras.
– Ça te déplaît, hein, de le revoir !
– Je remettrai ton pli au général Fontsalte, dit simplement Axel.
Un nouveau baiser, sans morsure, prouva la satisfaction d’Adrienne. Elle tendit une grosse enveloppe à son demi-frère et appela Zélia qui l’aida à s’habiller.
Devant l’hôtel attendait un coupé prune, laqué comme une bonbonnière. Lazlo, le Tsigane, toujours aussi sombre, s’était fait postillon.
– Tu nous laisseras à la porte Neuve et tu attendras, lança Adrienne avant de monter en voiture.
Un peu plus tard, ayant passé à pied les ponts qui enjambaient les fossés des fortifications, ils furent surpris de découvrir une foule considérable, réunie sur la place Neuve. Axel remarqua tout de suite que l’échafaud était dressé, au bas de la montée de la Treille, entre deux grands arbres. C’était le lieu habituel des exécutions capitales. Dès qu’elle fut informée, Adrienne battit des mains, comme l’enfant impatient d’assister à une attraction réjouissante.
– Je veux voir, je veux voir ! s’écria-t-elle.
– Ce n’est pas un spectacle ragoûtant pour une femme, observa Axel en essayant de retenir sa compagne, prête à fendre la foule pour s’approcher de la guillotine.
– Et, d’abord, à qui coupe-t-on le cou ce matin ? demanda Adry à un gendarme, fort ennuyé de se trouver là.
– À deux vilains assassins, madame. Des anarchistes, à ce qu’on dit, Menou et Machon qu’ils s’appellent, pour peu de temps il est vrai ! ajouta le militaire, satisfait de ce qu’il crut être une boutade.
Adrienne rit, semblant apprécier la plaisanterie.
– Allons-nous-en, je t’en conjure, répéta Axel en lui prenant le bras.
– Non. Je veux voir. La mort est une visiteuse fatale. C’est elle qui fait aimer la vie. Et puis c’est mon chemin : la rue de la Corraterie est par là, derrière.
Axel se résigna, bourra sa pipe et s’adossa à un arbre. Il se souvenait qu’à Vevey, en mai 1819, Guillaume Métaz avait dû accompagner le pasteur, contraint d’assister à l’exécution d’un criminel de vingt-quatre ans, bourgeois de Semsales, canton de Fribourg. Deux mois plus tôt, cet homme avait tué, d’un coup de couteau, un habitant de Corsier, M. Duffey de
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