Rive-Reine
avec autant de naturel que s’ils s’étaient quittés la veille.
Devant la cheminée de l’auberge, elle émergea, mince et nerveuse, de l’immense manteau de renard à capuche qui la couvrait tout entière. Axel la trouva plus belle et encore plus désirable que dans son souvenir. Tandis qu’ils dînaient d’une grosse soupe et de fromage accompagné de vin du Valais, Adry confia à son demi-frère qu’elle voyageait sous le nom d’Amandine Fontan, dame de compagnie. Le but de son voyage était d’intervenir auprès de certains amis suisses bien placés en faveur de quelques révolutionnaires italiens réfugiés à Genève. Car, cédant à la pression de l’Autriche, le gouvernement fédéral venait de demander aux cantons l’expulsion des libéraux italiens, censés comploter sur le territoire helvétique.
– Et qu’as-tu fait de ton mari ? demanda ingénument Axel.
– Holà ! Il était fâché, très fâché contre moi ! Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé depuis Venise ! Il m’a fait ramener à Vienne avec interdiction de sortir d’Autriche. Plus de passeport, plus d’argent, plus de chevaux. Il a fait jeter mes Zigeuner en prison, mais ils se sont évadés et sont revenus me chercher. Ils ont trouvé des passeports et de l’or…
– Comment, « trouvé » ?
– Ben, ils ont volé : ce sont les premiers voleurs du monde. Et, quand on vous prive injustement des moyens de la liberté, le vol est permis. Bref, nous sommes allés à Trieste et, de là, j’ai pris un bateau pour Venise où j’ai encore des amis. Et me voilà.
– Mais le baron von Fernberg, ton mari, va te faire rechercher !
– Nenni, mon Axou. Je suis veuve ! Le baron est mort. Un accident de chasse.
– Un accident de chasse ? releva, sceptique, Axel Métaz.
– La chasse aux loups est très dangereuse, Axou. On pense qu’il s’est égaré, puis blessé en tombant de cheval. Les loups l’ont dévoré. On a retrouvé ses bottes, son fusil déchargé et ses médailles. De lui, plus rien, quelques os. Les loups sont très affamés, en hiver, et ils ont de ces mâchoires !
Axel réprima un frisson de dégoût, mais Adrienne, satisfaite, détendue, souriait de toutes ses dents de carnassier. « Des dents de loup », pensa Axel.
Au moment d’embarquer, elle s’inquiéta de la présence du bacouni, mais Axel la rassura. L’homme était sûr et, de plus, indispensable pour manœuvrer la barque. Quand la passagère fut installée sur une couchette de la chambre où le poêle répandait une douce chaleur, Axel rejoignit Pierre Valeyres sur le pont.
– La bise se lève et va bien nous porter au moins jusqu’à Morges. Si le morget de neige prend le relais, nous ferons du chemin cette nuit, crois-moi. Va réchauffer ton amie, qui est bien belle.
– Si tu as besoin d’un coup de main, s’il faut border 6 ou mettre les braguettes 7 , ne manque pas de m’appeler, Pierre.
Le vieux bacouni regarda Axel descendre dans la chambre, puis il rabattit l’écoutille et se réchauffa un instant, les mains sur le tuyau du poêle d’où sortait une légère fumée. Les amoureux, car ces deux-là l’étaient à coup sûr, ne devaient pas être dérangés.
Cette nuit-là, Cupidon commanda à la bise un souffle porteur et régulier. À peine Axel eut-il rejoint Adrienne que celle-ci, déjà dévêtue sous sa fourrure, l’attira contre elle, sur la couche étroite, manifestant la même avidité de plaisir qu’elle avait montrée lors de leur première nuit vénitienne. Ils s’aimèrent d’abord avec fougue, puis, la frénésie du premier désir apaisée, avec mesure, tendresse et raffinement. Entre deux étreintes, Axel tendait l’oreille, guettant un changement d’amure, une saute de vent, la gifle d’une lame qui eût compliqué la tâche de Valeyres, mais, derrière la coque, l’eau glissait sans un heurt, sans même faire gémir les membrures. La barque avançait avec un balancement lent et régulier. Ils finirent par s’endormir enlacés et ce fut un coup de gaffe frappé à l’écoutille qui fit se dresser Axel. Il souleva le panneau et vit que le jour se levait.
– Nous passons Cologny, on va embouquer la passe et y fait pas chaud. C’est la bise noire ! lança Valeyres, apercevant le torse nu du garçon.
Axel éveilla Adrienne.
– Habille-toi, nous arrivons à Genève et il fait grand jour.
Axel
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