Sang Royal
Dieu seul savait quelles pensées folles il aurait pu ressasser.
Le matelas ne m’apportait guère de chaleur. Je m’assoupis un moment avant de me réveiller, transi de froid. Entre les épais barreaux de la fenêtre je vis le ciel passer du noir au gris. Le bruit de la pluie ne cessait toujours pas. Je dormis encore un peu, tourmenté par d’horribles cauchemars. Dans l’un d’eux j’étais conduit par des soldats, enchaîné, devant le roi. Il était allongé sur un lit richement décoré, dans le pavillon du Manoir du roi où nous avions rencontré lady Rochford. Il portait une chemise de nuit qui révélait son extrême grosseur, et lorsqu’il se dressa péniblement sur son séant des bourrelets de graisse déferlèrent comme des vagues. Presque chauve, il n’avait plus qu’une frange de cheveux roux et gris au-dessus des oreilles. Il me foudroya du regard. « Voyez ce que vous avez fait ! » s’écria-t-il en écartant la courtepointe. Sur l’une de ses jambes, aussi grosse qu’un tronc d’arbre, s’étalait une plaque noire où poussait un champignon jaunâtre, pareil à celui avec lequel Broderick avait tenté de s’empoisonner. « Vous allez me payer ça, Blaybourne ! s’écria-t-il en fixant sur moi des yeux tout à fait semblables à ceux de Radwinter.
— Je ne suis pas Blaybourne ! » rétorquai-je en tendant les bras dans un geste de supplication. Les soldats tirèrent alors sur mes chaînes, qui cliquetèrent, et l’anneau trop serré me blessa le poignet. Je me réveillai, haletant. La douleur au poignet était bien réelle. J’avais écarté brusquement le bras et l’anneau m’écorchait. Le bruit métallique était réel, lui aussi : une clef tournait dans la serrure. Les deux gardiens, le gros et le jeune, entrèrent, le visage grave, et sans nourriture cette fois-ci. Mon cœur cogna dans ma poitrine et mon estomac se serra de frayeur.
Ils ne m’accordèrent qu’un bref coup d’œil, avant de se tourner vers Radwinter, qui lui aussi s’était redressé d’un bond. À en juger par son air hébété, il devait être en train de dormir. Le gros gardien le souleva pour l’aider à se mettre sur pied. « Bien, l’ami. Sir Jacob veut qu’on vous interroge ! »
Radwinter se débattit. « Non ! Je n’ai rien fait. C’est Maleverer qui devrait être à ma place ! Je suis le geôlier de l’archevêque Cranmer ! Lâchez-moi ! » Il continua à se démener. Le gros gardien lui flanqua une forte gifle, lui saisit la tête et plongea son regard dans le sien.
« Si vous ne vous calmez pas, on va vous traîner par les pieds. »
Abasourdi par le coup, Radwinter ne répondit pas et se laissa emmener sans ménagement. Une fois dehors, il reprit ses esprits, et je l’entendis hurler pendant qu’on l’entraînait, appelant sur Malaverer la vengeance de Dieu et hurlant qu’il ferait enfermer le gardien dans sa propre prison. Je m’assis sur le lit, les jambes tremblantes. Quand allait-on venir me chercher ?
Plusieurs heures passèrent.
La marée montait encore et encore et le crépitement de la pluie s’intensifiait. J’avais entendu dire qu’il arrivait que l’eau envahisse certaines cellules donnant sur le fleuve à marée haute et que des prisonniers se noient. J’espérais presque que cela se produirait, guettant avec un mélange d’espoir et de crainte le moment où l’eau commencerait à claquer contre la fenêtre. Je sursautai au bruit de la clef dans la serrure et, le souffle coupé par la peur, me retournai brusquement. Était-ce mon tour ?
Barak se tenait sur le seuil, flanqué du jeune gardien. Il avait l’air épuisé. Je me mis sur pied d’un bond, courus vers lui, et, au diable la réserve ! me jetai dans ses bras. « Jack, Jack ! Gloire à Dieu ! »
Il rougit, gêné par ces inhabituelles démonstrations d’affection. La vue de mes chaînes le fit rougir plus encore et il me saisit doucement le bras. « Venez vous asseoir, monsieur. » Il me conduisit jusqu’à mon lit puis se tourna vers le gardien. « Une demi-heure, d’accord ? fit-il.
— C’est ça. Une demi-heure pour six pence. Dites-moi si vous avez quelque chose à apporter et je vous indiquerai le tarif. » Il ressortit et nous enferma à double tour. Barak s’assit sur le lit de Radwinter. À son air las et angoissé, je compris qu’il n’était pas porteur de bonnes nouvelles.
« C’est le lit de Radwinter ! l’avertis-je en poussant un petit
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