Sarah
les
pots d’emplâtre. Le regard de Sililli pesait sur son dos. Tandis qu’elle
ramassait les linges ensanglantés par la blessure de Loth, Sililli se décida à
parler :
— Tsilla m’a encore posé la question
ce matin. Elle a demandé : « Il n’y a toujours rien dans le ventre de
Saraï ? » J’ai répondu que non, comme d’habitude. Elle m’a demandé si
Abram et toi vous dormiez souvent dans la même tente. J’ai dit :
« Trop souvent à mon goût. Il ne se passe pas trois nuits sans qu’ils me
réveillent du vacarme de leur plaisir ! » Ça l’a fait rire et avec
elle les commères qui laissaient traîner toutes grandes leurs oreilles.
Saraï hocha la tête, en s’essuyant les
joues d’un revers de la main. Sililli se rapprocha, lui reprit les linges
ensanglantés des mains et ajouta, un ton plus bas :
— Tsilla a ri pour que les autres
rient. Parce qu’elle t’aime bien. Tu lui as plu dès le premier jour, quand elle
t’a tendu le voile de l’épouse. Elle a ri parce qu’elle aime Abram autant que moi
je t’aime. Mais elle n’est pas dupe. Elle a compris. Elle sait.
L’œil à nouveau sec, Saraï domina le
tremblement de sa voix :
— Comment peux-tu en être sûre ?
Elle te l’a dit ?
— Oh ! non. Ce n’est pas la
peine. Des vieilles comme Tsilla et moi, on n’a pas besoin de tout se dire, on
se comprend. Elle pose la question tous les mois depuis que nous sommes arrivés
à Harran. Même pour le sang des draps, je suis certaine qu’elle sait.
Saraï se détourna.
— Je dois retourner avec les autres,
je n’ai pas fini mon travail.
Sililli la retint par le bras, décidée à ne
rien lui épargner.
— Tsilla sait, mais elle bonne et
douce. Elle connaît toutes les épreuves de la vie. Les autres, celles avec qui
tu bats les tissages, n’ont pas cette clémence. Je lis dans leurs yeux comme un
scribe lit sur une tablette de glaise. Elles pensent : Saraï est belle, la
plus belle d’entre nous. Il n’est pas un homme, un mari ou un fils qui ne rêve
d’avoir la fille d’Ur dans son lit et de connaître le bonheur d’Abram quand il
la caresse. Oui, la jalousie brille dans leurs yeux et empoisonne leur
poitrine. Mais le temps passe. Le ventre de la fille d’Ur, celle qu’Abram a
choisie comme épouse contre l’avis de son père, celle qui a fait le désespoir
de toutes les vierges de la tribu, ce ventre-là est toujours plat. Et je les
vois qui retrouvent le sourire. Elles aussi commencent à comprendre que Saraï
n’aura pas d’enfant. La beauté, oui, mais aussi la stérilité du sable du
désert.
— Je sais tout cela, grinça Saraï avec
fureur. Garde tes gémissements pour toi. Je n’ai besoin de personne pour voir
et entendre.
— En ce cas, poursuivit Sililli,
imperturbable, peut-être t’es-tu rendu compte que le caractère d’Abram a
changé ? Puissant Ea, ton époux est devenu aussi sombre et renfermé qu’une
cave ! Il ne joue plus avec Loth, qu’il adore pourtant comme s’il était
son vrai père. Il a plus mauvais caractère que la pire de mules. Il n’est pas
de lune sans qu’il se dispute avec les uns ou les autres. À commencer par son
père, Terah. Ces deux-là, depuis le début du printemps, s’exaspèrent pour un
rien.
Saraï repoussa la main de Sililli et avança
jusqu’au soleil, hors de la tente. Sililli l’y suivit, les linges souillés
toujours serrés contre sa robuste poitrine.
— Saraï, écoute-moi. Tu sais que je ne
vis que pour ton bonheur. Ai-je encore besoin de te le prouver ?
Saraï demeura sans bouger. Le campement
s’animait, l’heure du repas approchait. Elle songea aux pains fourrés de viande
et d’herbes qu’elle avait fait cuire elle-même pour Abram, sans l’aide d’aucune
servante. Une recette qu’elle avait inventée et dont elle voulait lui faire la
surprise. Au lieu d’écouter les jérémiades de Sililli qui lui brisaient le
cœur, elle ferait mieux d’accomplir son devoir d’épouse : aller chercher
les pains, rejoindre Abram et lui donner son repas. Mais Sililli ne pouvait
plus se taire.
— Voici la vérité, Saraï, ma
fille : chacun craint pour la tribu. Chacun pense qu’Abram n’a pas choisi
une bonne épouse. Chacun pense : « Harân, le fils de Terah, est mort,
Abram bientôt deviendra le chef de la tribu. » Mais qu’est-ce qu’un chef
si son épouse ne lui donne pas de fils et de filles ? Alors on se
disputera la conduite de la famille. Alors
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