Sarah
robuste
que fut le chariot, il ne put résister à la puissance du courant et commença à
se disloquer. Les mules affolées luttèrent en vain contre le poids qui leur
brisait les reins. Loth et sa mère hurlèrent de terreur tandis qu’Harân et
Abram se précipitaient dans l’eau.
Abram, le visage déjà bleu de froid,
parvint à saisir la main de Loth. Des hommes firent la chaîne pour les hisser
hors de l’eau. Mais la blessure d’Harân, infligée par Kiddin lors de leur lutte
dans le grand temple, se rouvrit sur un éclat de roue brisée. Ne pouvant
empêcher Havila de se noyer sous le chariot renversé, Harân se laissa emporter
par le courant furieux, en se vidant de son sang.
Il fallut deux jours de marche le long de
la rivière pour retrouver son corps. Le soir de l’enterrement de Harân et de
Havila, alors que les pleurs et les chants cessaient enfin, Terah et Abram
demandèrent à Saraï de s’occuper de Loth comme s’il était son fils.
Étrangement, ce fut après ce drame que
Tsilla commença à s’inquiéter de ce que le ventre de Saraï ne grossissait pas.
On s’étonna aussi de ne jamais voir Saraï laver le linge souillé par ses
règles. Afin d’écarter la suspicion, Sililli tâcha des draps avec le sang des
bêtes qu’elle subtilisait lors de l’abattage. Elle fit en cachette des monceaux
d’offrandes à ses dieux. Elle apporta des herbes et demanda à Saraï de tourner
autour des arbres les nuits de pleine lune, de s’enduire les cuisses de pollen,
de manger du serpent ou de dormir avec, contre son sexe, une bourse contenant
du sperme de taureau. Il n’y avait guère de lune sans que la bonne Sililli
n’invente un nouvel espoir. Mais Saraï refusa bien vite de se livrer à ces
inutiles magies, autant par répugnance que par crainte d’être découverte par
Tsilla ou l’une des femmes du camp.
Cependant, si le désir d’Abram ne
s’amoindrissait pas, s’ils dormaient dans la même couche plus souvent que bien
des couples, Saraï, comme tous, mesurait un peu plus chaque jour la dureté qui
croissait dans le cœur de son époux.
Lorsqu’ils parvinrent à Harran, Terah,
judicieusement, décida d’y arrêter leur marche. Ici, les troupeaux pouvaient
paître à satiété et des convois traversaient la ville en permanence,
transportant le bois du nord vers les puissantes cités du royaume d’Ur. Tout
cela enrichissait à foison les commerçants d’Harran, qui ne tardèrent pas à
apprécier les statuettes de Terah. De ses doigts agiles, il moulait mille corps
et visages d’idoles selon les caprices de ses clients. Pas une statue ne
ressemblait à une autre, pas un dieu qui fût semblable.
Les commandes affluèrent si bien qu’il fut
décidé qu’Abram travaillerait aux côtés de son père. Mais à la lune suivante,
engendrant une violente dispute, Abram refusa de déposer des offrandes devant
les dieux de Terah ou sur l’autel d’aucun autre. De ce jour, l’aigreur entre le
père et le fils ne cessa de croître. Terah évita de parler avec sa bru.
L’humeur de la tribu tout entière changea. Saraï surprit de plus en plus
souvent des regards lourds et insistants. Elle baissait les paupières car, en vérité,
elle aussi pensait que l’humeur mauvaise d’Abram venait de son ventre plat.
Aujourd’hui, il arrivait qu’elle se dresse
en pleine nuit sur sa couche, écoutant le souffle d’Abram à son côté. Que se
passerait-il si elle le réveillait et lui disait la vérité ?
Comprendrait-il sa terreur d’enfant ? Comprendrait-il à quel point elle
l’avait aimé, déjà, pour s’en remettre aux sortilèges de la kassaptu ?
Les mots pouvaient-ils remplacer le vide de son ventre ?
Elle en doutait si fort qu’elle se
contentait de lui caresser la nuque, s’allongeant à nouveau près de lui, les
yeux grands ouverts et le silence lui gelant la poitrine.
*
* *
La boule de laine serrée dans une toile de
lin s’éleva dans le ciel. Les enfants hurlèrent de joie. Quand elle retomba au
sol, ils se précipitèrent dans une mêlée furieuse. Comme chaque fois, Loth fut
le premier à s’extraire de l’amas de jambes et de bras, la balle entre les
mains. Saraï, qui les surveillait, les sourcils froncés, se détendit. Elle
reprit sa tâche, étalant les pièces nouvellement tissées et lavées sur des
rochers chauffés par le soleil.
Un instant encore les garçons coururent en
criant dans les champs d’herbe épaisse qui longeaient le campement.
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