Sarah
Il n’est pas un homme ou une femme qui n’envie Abram ou Saraï.
Mais pas un n’osera ce que mon neveu Loth a osé. Car ils savent. Ils savent ce
que Melchisédech a vu en toi dès notre arrivée à Salem : Yhwh veut ta
beauté, mais Il ne me la réserve pas. Il la fait briller sur Canaan. Il l’offre
au peuple d’Abram. De la beauté de Saraï, mon épouse qui n’enfante pas, Il fait
la semence de notre bonheur éternel. Le Dieu Très-Haut retient le passage du
temps au-dessus de toi car tu es la messagère de toutes les beautés qu’il peut
accomplir. Qui, dans le peuple d’Abram, oserait souiller cette messagère ?
Saraï aurait aimé protester. Dire qu’elle
n’éprouvait rien de pareil, mais plutôt le poids du temps immobile et le désir
inlassable d’enfanter. Elle aurait voulu dire que de telles pensées n’étaient
qu’imagination d’homme. Que le dieu d’Abram n’avait rien annoncé ni promis de
tel, seulement un peuple et une semence fertile. Cependant Abram, avec fougue,
la réduisit au silence : il la couvrit de caresses et puisa une nouvelle
fois en elle le plaisir qui le comblait.
Plus tard, dans l’obscurité, le souffle du
sommeil d’Abram contre son épaule, la tristesse envahit Saraï. Elle se mordit
les lèvres et pressa ses paupières pour s’interdire les larmes.
Combien elle aurait préféré que son ventre
s’arrondisse et son visage se plisse de rides ! Qu’avait-elle à faire de
cette beauté sèche comme un pâturage craquelé ? Comment pouvait-on
préférer une beauté stérile au cri de la vie et au rire d’un enfant ?
Assaillie de questions de plus en plus
douloureuses, emplie de colère et de crainte, elle ne put trouver le sommeil.
Pour la première fois depuis leur départ d’Harran, Saraï fut saisie d’un doute
violent.
Et si Abram se trompait ? S’il était
abusé par le désir d’aimer son dieu et d’accomplir de grandes choses ?
Peut-être, en croyant entendre un dieu invisible et impalpable, succombait-il à
sa propre imagination ou aux manœuvres d’un démon ? Car, en vérité, que
valait la puissance d’un dieu incapable de faire couler entre ses cuisses le
sang des épouses ?
Un fils de famine
Au lendemain de cette nuit, le bonheur de
Canaan commença à se défaire. Ceux qui venaient grossir la tribu d’Abram se
firent soudain plus nombreux. Ils arrivaient surtout du nord, parfois même des
villes, sans troupeau mais avec leur savoir-faire d’artisans. Et tous
disaient :
— Chez nous les récoltes ont été
mauvaises. Les pluies ne sont pas tombées, les champs sont secs, les rivières
montrent leurs cailloux.
Sans hésiter, Abram leur offrait une place
près de lui. Bientôt, il ne fut plus un lopin des terres de Canaan qui ne dût
nourrir petit et gros bétail. À l’automne, nul ne démonta sa tente. L’herbe des
pâturages devint courte et dure. Pour la première fois, sous la grande tente
blanc et noir, les plus anciens, ceux qui étaient venus avec Abram,
demandèrent :
— Ne crains-tu rien ?
— Que dois-je craindre ?
— Ne sommes-nous pas devenus trop
nombreux sur la terre de Canaan ?
Abram répondit :
— Le Dieu Très-Haut m’a donné cette
terre et aucune autre, et Il n’a pas mis de limite à mon peuple.
Les autres songèrent qu’une mauvaise saison
pourrait mettre une limite là où Abram n’en voulait pas. Mais ils se turent.
Comme Saraï se taisait. Abram devenait si sûr de lui, si confiant, qu’il
repoussait les doutes et les questions aussi bien qu’un bouclier de bronze
repousse les flèches. Il commença aussi à partager moins souvent la couche de
Saraï. Celle-ci confia amèrement à Sililli :
— Même la plus grande des beautés peut
lasser un époux. Le plaisir qu’il peut prendre avec moi, il lui suffit
désormais d’y songer, il n’a plus besoin de l’éprouver.
— On n’a jamais vu un homme se lasser
de ces choses-là ! plaisanta Sililli. Branlants et bégayants, tant qu’ils
peuvent dresser le manche, ils se rêvent encore bûcherons !
Saraï secoua la tête sans sourire.
— Abram sait que demain mon visage et
mon corps seront tels qu’aujourd’hui. Et qu’il n’en tirera rien d’autre que ce
qu’il en a déjà obtenu. À quoi bon se presser ?
Elle n’ajouta pas ce à quoi elle
pensait : Sililli le pensait également.
Loth aussi voyait sa détresse. Depuis
l’aveu de son amour, il se gardait du moindre geste qui pût provoquer la
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