Sarah
mère. Mais quelle mère te ressemble ?
— Loth !
— Toi, tu es celle que j’ai aimée pendant
des années comme une mère, oui. Mais, aujourd’hui, qui peut te traiter comme
une mère ? Pas même moi.
— Que veux-tu dire ?
Loth plongea la main dans l’eau pour
s’asperger le visage et la poitrine comme s’il se consumait malgré l’ombre où
ils se tenaient.
— Ils sont comme des aveugles. Mais
toi, tu ne peux l’être. Pas toi.
Loth saisit les doigts de Saraï. Il les
retint alors qu’elle tentait de se dégager. Il les baisa et les porta à son
front avec une douceur pleine de respect.
— Je t’ai toujours aimée, Saraï. De
tout mon cœur, de tout ce qui en moi est capable d’aimer. Oui, au point même
d’avoir été heureux lorsqu’il a fallu que tu deviennes ma mère. Et, pour mon
bonheur et mon malheur, à part Abram, je suis le seul homme à connaître la
douceur de ta peau, la fermeté et la chaleur de ton corps. Tu m’as serré contre
toi. Il y a longtemps, mais je m’en souviens comme de l’instant présent, nous
avons même dormi dans la même couche quelques nuits. Je me suis réveillé en
respirant le parfum de tes seins.
— Loth !
— Chaque jour depuis que je suis
enfant je regarde ton visage. Et chaque jour c’est le même visage parfait.
Saraï retira sèchement ses mains de celles
de Loth. C’était elle maintenant qui évitait son regard. Mais Loth
reprit :
— Comment ne le voient-ils pas ?
J’ai été enfant, puis garçon. Maintenant je suis un homme. Le temps est passé
en moi. Il a modelé mon corps. Mais sur toi, Saraï, il n’a pas déposé une ride.
Les femmes jeunes de mon enfance ont aujourd’hui les hanches lourdes, le ventre
amolli par les naissances. Les rides plissent leurs yeux et leurs bouches, leur
front et leur cou se marquent. Je te regarde et je ne vois rien de tel. Ta peau
est plus belle que celle des filles qui veulent que je les caresse derrière les
buissons. Le temps ne passe pas en toi, voilà la vérité.
— Tais-toi, implora Saraï.
Loth baissa le front et murmura :
— Tu peux tout me demander sauf de ne
pas t’aimer comme un homme aime une femme.
*
* *
L’une des nuits suivantes, alors qu’Abram
l’avait rejointe dans sa couche et qu’ils reposaient l’un près de l’autre dans
l’obscurité, encore engourdis par leurs caresses, Saraï raconta comment Loth
l’avait surprise au bord de la rivière. Abram se mit à rire :
— Si la passion de Loth te surprend,
tu es bien la seule. Au seigneur Melchisédech qui lui demandait pourquoi il
semblait peu enclin à faire des offrandes sur l’autel du Dieu Très-Haut, il a
répliqué qu’il ne serait certain de l’existence de Yhwh que lorsqu’il lui
apparaîtrait sous ton apparence !
Ils rirent ensemble. Puis Saraï
ajouta :
— Quand Loth n’était encore qu’un
jeune garçon, alors que nous étions en marche depuis Harran, il
s’enthousiasmait pour ton dieu. Il voulait que je lui raconte sans cesse ce que
tu en disais. Maintenant, c’est un homme et il assure qu’il ne peut m’aimer
comme une mère ou une tante car le temps ne passe pas en moi. Est-ce aussi ce
que tu penses ? Que le temps ne passe plus en moi ?
Abram demeura un instant immobile et
silencieux. Puis d’une voix chaude, pleine de joie, il acquiesça.
— N’est-ce pas une malédiction ?
Une punition que m’enverrait ton dieu ? demanda Saraï dans un souffle.
Abram se redressa, fit glisser la
couverture qui les recouvrait. D’un long baiser, il fit courir ses lèvres du
cou de Saraï jusqu’au creux de ses cuisses.
— Ma chair, mes doigts, mon cœur et ma
bouche s’abreuvent de bonheur à ta beauté, nuit après nuit. C’est la
vérité : les saisons passent et la beauté de Saraï ne se flétrit pas. Au
contraire. Les jours nous poussent vers la mort comme l’âne pousse la roue qui
monte l’eau du puits. Mais mon épouse Saraï est cette nuit aussi fraîche
qu’elle l’était la première fois que je l’ai dénudée.
— Et cela ne t’effraie pas ?
— Pourquoi serais-je effrayé ?
— Tu ne crains pas que d’autres en
soient troublés autant que Loth, mais avec moins de tendresse et de
raison ? Tu ne crains pas que ton épouse devienne source d’envie, de
rancœur et de haine ?
Abram eut un petit rire assuré :
— Il n’est pas un homme dans Canaan
que ne remplit le désir de te voir. Comment ne m’en rendrais-je pas
compte ?
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