Serge Fiori : s'enlever du chemin
PRÉFACE
On est là, tout nus
Vivants, fragiles
Comme des enfants de l’éternité
Je nous entends rêver d’une plus grande place pour s’aimer
D’abord une voix. En tout premier lieu, une voix.
Familière dès la première écoute. La voix d’un frère, d’un
proche, d’un intime. La voix de quelqu’un qui nous veut
du bien, qui se berce tellement lui-même qu’il nous berce
avec lui. C’est la voix de l’air du temps, quand l’air est celui
du printemps et qu’on ouvre les fenêtres pour la première
fois. La voix d’un enfant. Celle qui traîne dehors depuis
toujours et qui trouve son chemin jusque chez nous à force
de mots et de musique. Une voix libre, une voix qui va là où
l’émotion l’appelle, une voix qui ne s’excuse de rien.
Un chat de ruelle, cette voix.
Suave, heureuse, tragique. Et tendre. Si tendre qu’elle
fait chanter les silences. Une voix qui se perche, qui se suspend à fleur d’âme comme si elle attendait qu’on lui réponde quelque chose avant d’attaquer la prochaine note,
le prochain mot. Comme une invitation, une place à prendre pour qui veut la prendre. Une voix parfois si aérienne
qu’on peut presque s’imaginer la voir se détacher, s’envoler
de la chanson et tournoyer dans le salon. Et parfois si près
de l’asphalte qu’elle nous creuse le cœur à vouloir planter
quelque chose dedans. Une histoire, nos histoires.
Une voix qui veut désespérément appartenir à quelque
chose, qui veut faire partie de quelque chose, qui a besoin
d’être du « nous ». C’est la voix de Serge. Abandonnée, exposée, fragilisée. C’est du grand art. Le virtuose qui se rend
toujours jusqu’au déséquilibre, jusqu’à l’endroit où il redevient petit et transparent ; un être humain, non pas armé
de musique mais au contraire, déshabillé par elle. Un frère,
quoi. Un artiste qui porte en lui la conviction qu’on est tous
les mêmes à la base, qu’on partage les mêmes douleurs, les
mêmes joies et les mêmes faiblesses. Un artiste qui résiste
à la tentation, si même tentation il y a, de devenir adulte,
de se vêtir de cette prétention étrange qui consiste à croire
qu’on a compris le monde, la vie, l’amour et les sous. Cette
prétention qui interdit toute beauté et qui tue la création
dans l’œuf. Serge s’en est tenu loin. Il a fait le pari du désarmement, de la fragilité et de l’enfance à tout prix. Il a fait le
pari de l’innocence.
Donne la vérité, j’ai faim
Donne-moi du bonheur, j’ai peur
Y a rien que toi qui peut l’savoir parce que moi je sais rien
Et puis la musique ! En deuxième lieu, la musique.
Tout simplement prodigieuse. Une musique qui ne ressemble à aucune autre. De sublimes mélodies qui restent
gravées à jamais dans nos cœurs. Des refrains d’une simplicité désarmante, des suites d’accords, une mixité des
rythmes d’une complexité ahurissante. Une complexité
qui trahit la virtuosité du compositeur. Une simplicité qui
trahit son honnêteté. Les deux à la fois. Tout comme sa
voix, la musique de Serge va là où l’émotion l’amène. Elle
ne triche pas. Elle ne s’encombre pas des règles établies ni
même des tendances du temps. Elle court, elle danse dans
le sens du sentiment. Elle suit le frisson. Elle coule le long
de la colonne vertébrale pour se rendre jusqu’au ventre.
Une musique sensuelle, libre et téméraire. Une musique
qui, comme la voix, ne s’excuse de rien.
Une musique qui me souffle.
Je viens d’écouter L’exil . Pour la millième fois. Et un peu
encore pour la première fois. Et ça me fait un trou au cœur
par où ça passe. Et ça me l’ouvre. Et ça me le remplit. Une
berceuse toute triste et tendre au début, compassée et
pleine du « nous » dont je parlais plus haut et soudainement, ce cri de douleur, ce morceau d’opéra italien tout
droit sorti des ruelles montréalaises. Et ça coupe le souffle.
Le temps s’arrête et on s’arrête avec lui. Une charge insoutenable. Et je me demande par où cela est passé avant de
se rendre jusqu’à moi, avant de faire son chemin jusqu’à
m’appartenir complètement. M’appartenir tellement que
je ne sais plus trop bien, en l’écoutant, où je commence
et où la chanson finit. Et la réponse est simple. C’est passé
par Fiori. C’est passé par Serge.
Et je me demande
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