Shogun

Blackthorne était agenouillé dans la boue près de
Spillbergen.
    « Il est mort ? » demanda Van Nekk d’une voix
presque inaudible.
    Vinck éclata de rire : « C’est moi… c’est moi qui
suis mort… Je suis mort.
    — N’aie pas peur. Tu es l’agneau béni du Seigneur. Tu
es entre les mains de Dieu, dit Jan Roper d’une voix confiante.
    —  Oui, n’aie pas peur, lui dit Van
Nekk.
    — C’est facile, maintenant. N’est-ce pas ? »
Vinck les dévisagea l’un après l’autre. Pas un ne put soutenir son regard.
Seul, Blackthorne ne détourna pas les yeux.
    « Apporte-moi un peu d’eau, Vinck. Va jusqu’au baril et
rapporte-moi un peu d’eau. Allez, vas-y. »
    Vinck le fixa, puis saisit la gourde, alla la remplir et la
lui rapporta. « Seigneur Dieu, pilote, qu’est-ce que je vais
faire ? » murmura-t-il. « Aide-moi d’abord avec Paulus.
Vinck ! Fais ce que je te dis. Tu crois qu’il va bien ? » Aidé
par le calme de Blackthorne, Vinck réussit à chasser son angoisse. Le pouls de
Spillbergen était faible. Il écouta les battements de son cœur, lui retroussa
les paupières et l’observa pendant un moment : « Je sais pas, pilote.
Seigneur Dieu, j’arrive pas à y voir clair dans ma pauvre tête. Son cœur va
bien, je crois. Il aurait besoin d’une bonne saignée, mais… je peux pas… je
peux pas me concentrer… donnez-moi… » Il s’arrêta, épuisé, alla se rasseoir
contre le mur. Les sanglots se mirent à déchirer son corps. La trappe s’ouvrit.
    Omi se tenait dans l’encadrement ; sa silhouette se
découpait contre le ciel ; le soleil couchant ensanglantait son kimono.

4
    Vinck essaya vainement de remuer les jambes. Il avait
souvent regardé la mort en face, mais jamais de cette façon-là, résigné. Les
brins de paille en avaient décidé ainsi. Pourquoi moi ? hurlait son
cerveau. Je suis pas pire que les autres. Je suis même meilleur que beaucoup.
Seigneur Dieu du ciel, pourquoi moi ?
    L’échelle avait été amenée. Omi fit signe à l’homme désigné
de grimper, et vite. « Isogi ! »
    Van Nekk et Jan Roper priaient en silence, les yeux clos.
Pieterzoon ne voulait pas voir. Blackthorne fixait Omi et ses lieutenants.
    Omi gueula encore une fois : «  Isogi ! »
    Vinck essaya de se mettre debout : « Aidez-moi.
Que quelqu’un m’aide ! »
    Pieterzoon, qui était à côté de lui, se pencha, passa la
main sous son bras et l’aida à se lever. Blackthorne était au bas de l’échelle,
les jambes fermement plantées dans la boue.
    Il se servit alors du mot qu’il avait entendu à bord du
bateau : «  Kinjiru ! »
    Un mouvement de stupéfaction parcourut la cave. Omi serra la
main sur le pommeau de son épée et se dirigea vers l’échelle.
    Blackthorne se mit à la secouer violemment, mettant ainsi
Omi au défi d’y poser seulement le pied.
    «  Kinjiru ! »
    Omi s’arrêta.
    « Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Spillbergen,
terrifié.
    — Je lui ai dit que c’était interdit ! Pas un seul
des membres de mon équipage n’ira à la mort sans s’être battu.
    — Mais… mais nous sommes tous d’accord !
    — Pas moi !
    — Êtes-vous devenu fou ? »
    Vinck murmura : « C’est d’accord, pilote. J’ai…
nous nous sommes mis d’accord et c’était juste. C’est la volonté de Dieu. Je
vais… c’est… » Il se dirigea à tâtons jusqu’au bas de l’échelle, mais
Blackthorne barrait implacablement le passage et faisait face à Omi.
    « Tu ne t’en iras pas sans t’être battu. Personne ne
s’en ira.
    — Éloignez-vous de l’échelle, pilote ! On vous
donne l’ordre de vous éloigner ! » Spillbergen, nerveux et tremblant, restait t api dans son coin. Sa voix se fit criarde :
« Pilote ! »
    Mais Blackthorne n’écoutait pas. « Tenez-vous
prêts ! »
    Omi fit un pas en arrière et hurla un ordre à ses hommes. Immédiatement , un samouraï, suivi par deux autres, se
mit à descendre l’échelle, l’épée dégainée. Blackthorne secoua violemment les
montants. Il agrippa l’attaquant, fit un écart pour éviter le coup d’épée et
essaya de l’étrangler.
    « Aidez-moi. Bon Dieu, défendez votre peau ! »
    Blackthorne changea de prise pour faire dégringoler l’homme
des barreaux. Un deuxième samouraï descendait l’échelle. Vinck sortit de son
état cataleptique et se jeta fou furieux à sa tête. Il intercepta l’arme qui
aurait dû trancher le poignet de