Shogun
Toranaga.
— Pourquoi ?
— Parce que les autres le craignent trop. Parce qu’ils
savent tous que Toranaga aspire secrètement, malgré toutes ses ardentes
dénégations, au titre de Shôgun. »
Shôgun était, au Japon, le rang le plus élevé auquel un
mortel puisse accéder. Shôgun impliquait la dictature militaire suprême. Un
seul daimyô à la fois pouvait avoir ce titre. Seule Sa Majesté Impériale, l’empereur régnant, le Divin Fils du Ciel, qui vivait
enfermé avec toute sa famille à Kyoto, pouvait l’accorder.
Le pouvoir absolu allait de pair avec le titre de shôgun :
le shôgun régnait au nom de l’empereur. Tout pouvoir émanait de l’empereur,
descendant direct des dieux. Tout daimyô s’opposant au shôgun entrait donc automatiquement en
rébellion avec le trône. Il était immédiatement déchu et ses terres
confisquées. Seuls les descendants des grandes familles d’origine semi-divine,
telles que les Minowara, Takashima et Fujimoto, possédaient un droit historique
leur permettant de postuler au titre de shôgun.
Toranaga descendait des Minowara. Yabu pouvait prouver son
appartenance à une branche cadette des Takashima, affiliation suffisante au cas
où il accéderait au rang suprême.
« Bien sûr, madame…, dit-il, bien sûr Toranaga veut
devenir shôgun, mais il n’y parviendra jamais. Les autres régents le méprisent et le craignent. Ils vont donc tout faire pour le
neutraliser, comme l’avait prévu le Taikô. » Il se pencha en avant et
regarda sa femme intensément : « … Vous dites que Toranaga va perdre
en faveur d’Ishido ?
— Il va être isolé, oui. Mais, pour finir, je ne pense
pas qu’ il perde, Sire. Je vous en prie, ne désobéissez pas
à sire Toranaga. Ne quittez pas Yedo pour aller inspecter ce navire barbare,
aussi étrange qu’il soit d’après les descriptions d’Omi-san. Je vous en prie,
envoyez Zukimoto à Anjiro.
— Et si le bateau contenait de l’argent ? Ou de
l’or ? Feriez-vous alors confiance à Zukimoto ? À l’un de nos
officiers ?
— Non. »
Cette nuit-là, il quitta donc Yedo secrètement, avec
cinquante hommes seulement. Il possédait à présent la fortune ; il
détenait des prisonniers uniques ; l’un d’entre eux allait mourir. À
l’aube, il reprendrait la route de Yedo.
Spillbergen tenait dans sa main les brins de paille
de riz. Son visage était tendu. « Qui veut tirer le premier ? »
Personne ne répondit. Blackthorne semblait
somnoler dans son coin, debout contre la paroi. Il n’avait pas bougé. Le soleil
se couchait.
« Quelqu’un doit tirer le premier », ordonna
Spillbergen d’une voix rauque. Allez, il ne reste plus beaucoup de
temps. »
Ils avaient eu à manger ; on leur avait donné un baril
d’eau et un tonneau en guise de latrines. Mais rien pour se laver ou pour faire
disparaître l’odeur nauséabonde qui les imprégnait. Et les mouches étaient
arrivées. L’air était fétide, le sol boueux. La plupart des hommes étaient
torse nu et en nage, en raison de la chaleur qui régnait, mais aussi à cause de
la peur.
Spillbergen les dévisagea l’un après l’autre, puis revint sur
Blackthorne. « Pourquoi… pourquoi êtes-vous éliminé ? Hein ?
Pourquoi ? »
Blackthorne ouvrit les yeux. Ils étaient de glace.
« Pour la dernière fois : je-n’en-sais-rien.
— C’est injuste. Injuste. »
Blackthorne se replongea dans sa rêverie. Il doit exister un
moyen pour s’échapper d’ici. Il doit exister un moyen pou r gagner
le bateau. Ce fumier va finir par nous tuer, aussi vrai qu’il existe une étoile
polaire. Il ne reste pas beaucoup de temps. J’ai été éliminé parce qu’ils
doivent me mijoter une saloperie de derrière les fagots.
Quand la trappe s’était refermée, ils l’avaient tous
regardée. Quelqu’un avait dit : « Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Je ne sais pas, avait-il répondu.
— Pourquoi on peut pas vous désigner ?
— Je n’en sais rien ! Déblayez-moi ce foutoir et
empilez la merde, là-bas dans le coin.
— On a pas de balais ou de…
— Servez-vous de vos mains ! »
Ils obéirent. Il les aida et nettoya le commandant du mieux
qu’il put.
« Ça va aller maintenant.
— Comment… comment va-t-on faire pour désigner quelqu’un ?
demanda Spillbergen.
— On ne va désigner personne. On va se battre.
— Avec quoi ?
— Vous comptez peut-être aller à l’abattoir comme un
mouton ?
Weitere Kostenlose Bücher