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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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expliquer. Notre vieille amie la faim nous tiendra compagnie et nous aurons du mal à nous tenir droits sur nos jambes, et le Doktor sentira sûrement l'odeur que nous dégageons, et à laquelle nous sommes maintenant habitués, mais qui nous poursuivait les premiers jours : l'odeur des navets et des choux crus, cuits et digérés.
    C'est bien ça, confirme Clausner. Les Allemands ont-ils donc tellement besoin de chimistes ? Ou est-ce un nouveau truc, un nouveau système « pour faire chier les juifs » ? Est-ce qu'ils se rendent compte de l'épreuve grotesque et absurde qui nous est imposée, à nous qui ne sommes déjà plus des vivants, à nous dont l'attente morne du néant a fait des demi-fous ?
    – 129 –

    Clausner me montre le fond de sa gamelle. Là où les autres ont gravé leur numéro, là où Alberto et moi avons gravé notre nom, Clausner a écrit : « Ne pas chercher à comprendre. »
    Bien que nous n'y pensions pas plus de quelques minutes par jour, et encore, d'une manière étrangement détachée, extérieure, nous savons bien que nous finirons à la sélection. Je sais bien, moi, que je ne suis pas de l'étoffe de ceux qui résistent, je suis trop humain, je pense encore trop, je m'use au travail. Et maintenant je sais que je pourrai me sauver si je deviens Spécialiste, et que je deviendrai Spécialiste si je suis reçu à un examen de chimie.
    Aujourd'hui encore, à l'heure où j'écris, assis à ma table, j'hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu.
    Trois jours passèrent, trois de ces immémoriales journées ordinaires, si longues à passer, si brèves une fois écoulées, et déjà personne ne se donnait plus la peine de croire à l'examen de chimie.
    Le Kommando ne comptait plus que douze hommes
    : trois avaient disparu, comme il arrivait couramment au Lager : peut-être transférés dans la baraque d'à côté, peut-être rayés de ce bas monde. Des douze, cinq n'étaient pas chimistes, et tous les cinq avaient aussitôt demandé à Alex de réintégrer leurs anciens Kommandos.
    Ils n'évitèrent pas les coups mais, contre toute attente et en vertu d'on ne sait quelle autorité, il fut décidé qu'ils resteraient en qualité d'auxiliaires du Kommando de Chimie.
    Alex vint nous chercher à la cave du Chlorure et nous fit sortir tous les sept pour aller passer l'examen. Et nous voilà, comme sept poussins malhabiles derrière la mère poule, montant derrière Alex le petit escalier du
    – 130 –

    Polymerisations-Büro. Nous sommes sur le palier ; sur la porte, une plaque où on peut lire les trois noms illustres.
    Alex frappe respectueusement, ôte son calot, entre ; on entend une voix placide ; Alex ressort : « Ruhe, jetzt.
    Warten. » Attendre en silence.
    Voilà qui nous satisfait. Quand on attend, le temps avance tout seul sans qu'on soit obligé d'intervenir pour le pousser en avant, tandis que quand on travaille, chaque minute nous parcourt douloureusement et demande à être laborieusement expulsée. Nous sommes toujours contents d'attendre, nous sommes capables d'attendre pendant des heures, avec l'inertie totale et obtuse des araignées dans leurs vieilles toiles.
    Alex est nerveux, il se promène de long eh large, et chaque fois qu'il passe, nous nous écartons. Nous aussi, chacun à sa façon, nous sommes inquiets ; il n'y a que Mendi qui ne le soit pas. Mendi est rabbin ; il vient de la Russie subcarpatique, de cette mosaïque de peuples où chacun parle au moins trois langues; et Mendi en parle sept. Il sait énormément de choses; il est rabbin, mais aussi sioniste militant, spécialiste de glottologie, ancien partisan et docteur en droit ; il n'est pas chimiste, mais il veut quand même tenter sa chance ; c'est un petit homme tenace, courageux et fin.
    Balla a un crayon : tout le monde se précipite sur lui.

    Nous ne sommes pas sûrs de savoir encore écrire, nous voudrions faire un essai
    Kohlenwasserstoffe, Massenwirkungsgesetz. Les noms allemands des corps composés et des lois chimiques me reviennent en mémoire j'éprouve de la gratitude pour mon cerveau, dont je ne me suis plus beaucoup occupé et qui fonctionne encore si bien.
    Alex repasse. Mais moi, je suis chimiste qu'est-ce que j'ai à voir avec cet Alex ? Il se plante devant moi,
    – 131 –

    rajuste rudement le col de ma veste, m'ôte mon calot et me le renfonce sur la tête, puis, reculant d'un pas, juge du résultat d'un air dégoûte et tourne le dos en grommelant « Was für ein

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