Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
Vom Netzwerk:
des lunettes, peut-être parce qu'il marche un peu courbé comme les myopes, mais plus probablement par erreur ; René est passé devant la commission juste avant moi, il pourrait bien s'être produit un échange de fiches. J'y repense, j'en parle à Alberto, et nous convenons que l'hypothèse est vraisemblable : je ne sais pas ce que j'en penserai demain et plus tard ; aujourd'hui, cela n'éveille en moi aucune émotion particulière.
    De même pour Sattler, un robuste paysan transylvanien qui était encore chez lui trois semaines plus tôt ; Sattler ne connaît pas l'allemand, il n'a rien compris à ce qui s'est passé, et il est là dans un coin, en train de raccommoder sa chemise. Dois-je aller lui dire qu'il n'en aura plus besoin, de sa chemise ?
    Ces erreurs n'ont rien d'étonnant : l'examen est très rapide et sommaire, et d'ailleurs, ce qui compte pour l'administration du Lager, ce n'est pas tant d'éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.
    Dans notre baraque, la sélection est maintenant finie, mais elle continue dans les autres, ce qui fait que nous restons enfermés. Toutefois, comme entre-temps les bidons de la soupe sont arrivés, le Blockaltester décide de procéder à la distribution sans plus attendre.
    Les sélectionnés auront droit à une double ration. Je n'ai jamais su si c'était là une manifestation absurde de la bonté d'âme des Blockalteste ou une disposition formelle des SS ; toujours est-il qu'à Monowitz-Auschwitz, durant l'intervalle de deux ou trois jours (et beaucoup plus parfois) qui s'écoulait entre la sélection et la partance, les victimes jouissaient de ce privilège.
    – 163 –

    Ziegler tend sa gamelle, reçoit la ration normale, puis reste là à attendre. « Qu'est-ce que tu veux encore?
    » lui demande le Blockaltester. Autant qu'il puisse en juger, Ziegler n'a pas droit au supplément ; il le pousse de côté, mais Ziegler revient et insiste humblement : c'est vrai qu'on l'a mis à gauche, tout le monde l'a vu, le Blockaltester n'a qu'à consulter ses fiches ; il a droit à la double ration. Et quand il l'a obtenue, il s'en va tranquillement la manger sur sa couchette.
    Maintenant, chacun est occupé à gratter
    attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe : un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie.
    Peu à peu, le silence s'installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi.
    Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu'il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ?
    Si j'étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.
    – 164 –

    KRAUS
    Quand il pleut, on voudrait pouvoir pleurer. C'est novembre, il pleut depuis dix jours, et la terre ressemble au fond d'un étang. Tout ce qui est en bois a une odeur de champignon.
    Si je pouvais faire dix pas sur la gauche, là sous le hangar, je serais à l'abri ; je me contenterais bien d'un sac pour me couvrir les épaules, ou même de l'espoir d'un feu où me sécher ; ou à la rigueur d'un bout de chiffon sec à glisser entre mon dos et ma chemise. J'y pense, entre deux coups de pelle, et je me persuade qu'un morceau de tissu sec serait vraiment un pur bonheur.
    Au point où nous en sommes, il est impossible d'être plus trempés ; il ne reste plus qu'à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu'une portion de peau restée sèche n'entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
    Encore faut-il s'estimer heureux qu'il n'y ait pas de vent. C'est curieux comme, d'une manière ou d'une autre, on a toujours l'impression qu'on a de la chance, qu'une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser

Weitere Kostenlose Bücher