Si c'est un homme
aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n'y a pas de vent. Ou bien : il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu'au soir. Ou encore, c'est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n'était plus
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possible, si vraiment on n'avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.
Depuis ce matin, nous sommes enfoncés dans la boue, jambes écartées, pivotant sur nos hanches à chaque pelletée, les pieds immobilisés dans les deux trous qui se sont creusés sous notre poids dans le terrain gluant. Moi je me trouve à mi-hauteur de la tranchée, Kraus et Clausner au fond, Gounan au-dessus de moi, au niveau du sol. Gounan est le seul qui puisse regarder ce qui se passe autour de lui, et de temps en temps, il nous avertit par monosyllabes qu'il faut accélérer le rythme, ou au contraire que nous pouvons nous reposer, suivant la personne qui passe sur la route à ce moment-là.
Clausner pioche, Kraus me passe les pelletées de terre une par une, et moi je les passe à Gounan, qui entasse la terre à côté de lui. D'autres font la navette avec les brouettes quelque part ailleurs, mais cela ne nous intéresse pas ; pour aujourd'hui, notre univers, c'est ce trou plein de boue.
Kraus a raté son coup, un paquet de terre molle vient s'écraser sur mes genoux. Ce n'est pas la première fois que ça arrive, et je lui dis de faire attention, sans trop d'espoir : il est hongrois, il comprend très mal l'allemand et ne connaît pas un mot de français. Il est long comme une perche, il porte des lunettes et il a un drôle de faciès étroit et un peu tordu ; quand il rit — et il rit souvent —on dirait un gamin. Il travaille trop, et avec trop d'énergie : il n'a pas encore appris l'art dissimulé de tout économiser, le souffle, les gestes, et même les pensées. Il
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ne sait pas encore qu'il vaut cent fois mieux être battu, parce que généralement les coups ne tuent pas, alors que le travail si, et d'une vilaine mort, car lorsqu'on s'en aperçoit il est déjà trop tard. Il pense peut-être... mais non, le pauvre Kraus, il ne pense rien du tout, c'est seulement son honnêteté stupide de petit employé qui le poursuit jusqu'ici, et qui lui fait croire qu'ici c'est comme dans la vie normale, où il est honnête et logique de travailler, et même avantageux, puisque comme chacun sait, plus on travaille, plus on gagne et plus on mange.
— Regardez-moi ça .'... Pas si vite, idiot ! hurle Gounan du haut de la tranchée ; puis il se rappelle qu'il doit traduire en allemand : « Langsam, du blöder Einer, langsam, verstanden ? » Kraus peut bien se tuer au travail si ça lui chante, mais pas aujourd'hui, pas quand nous travaillons à la chaîne et que notre rythme de travail dépend du sien.
On entend la sirène du Carbure, c'est l'heure où les prisonniers anglais s'en vont, quatre heures et demie.
Ensuite, ce sera le tour des Ukrainiennes ; ce sera cinq heures, nous pourrons redresser l'échiné, et il n'y aura plus alors que la marche de retour, l'appel et le contrôle des poux pour nous séparer du moment du repos.
« Antreten ! », un seul cri de tous côtés : c'est le rassemblement ; de partout émergent des bonshommes de boue qui étirent leurs membres engourdis et rapportent les outils dans les baraques. Quant à nous, nous extirpons nos pieds du fossé, avec mille précautions pour ne pas y laisser nos sabots englués et, chancelants et trempés, nous allons nous mettre en rang pour la marche de retour. « Zu dreien », par trois. Je cherche à me mettre à côté d'Alberto, car aujourd'hui nous avons travaillé séparément, et nous avons hâte de nous demander l'un à l'autre comment ça s'est passé ; mais
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quelqu'un me donne un coup dans l'estomac, et je me retrouve derrière, tiens tiens ! juste à côté de Kraus.
Nous partons. Le Kapo marque le pas d'une voix dure : « Links, links, links » ; au début, on a mal aux pieds, puis petit à petit on se réchauffe et les nerfs se détendent. Et voilà que cette
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