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Si c'est un homme

Si c'est un homme

Titel: Si c'est un homme Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Primo Levi
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journée, cette journée qui ce matin paraissait invincible et éternelle, nous l'avons transpercée de part en part, minute après minute ; et maintenant elle gît devant nous, agonisante et déjà oubliée ; ce n'est déjà plus une journée, elle n'a laissé de trace dans la mémoire de personne. Demain, nous le savons, sera pareil à aujourd'hui ; peut-être pleuvra-t-il un peu plus, ou un peu moins, peut-être nous fera-t-on décharger des briques au Carbure au lieu de creuser des tranchées. Ou aussi bien, il se pourrait que la guerre finisse demain, et que nous soyons tous tués, ou transférés dans un autre camp, à
    moins qu'il ne se produise un de ces fantastiques changements que, depuis que le Lager est Lager, on ne se lasse pas de prévoir comme quelque chose de sûr et d'imminent. Mais qui pourrait sérieusement penser à demain ?
    La mémoire est une bien curieuse mécanique : durant tout mon séjour au camp, ces deux vers qu'un de mes amis a écrits il y a bien longtemps me sont régulièrement revenus à l'esprit :
    «... infin che un giorno senso non avrà più dire : domani »
    (... jusqu'à ce qu'un jour dire « demain » n'ait plus de sens)
    Ici, c'est exactement comme ça. Savez-vous comment on dit « jamais » dans le langage du camp ? «
    Morgen früh », demain matin.
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    Maintenant, c'est le moment du « links, links, links und links », le moment de faire attention où on met les pieds. Kraus est maladroit, il s'est déjà attiré un coup de pied du Kapo parce qu'il ne marchait pas en rang : et le voilà qui commence à gesticuler et à bredouiller dans un allemand lamentable rien moins que des excuses — vous avez bien entendu ! — des excuses à mon adresse pour les fameuses pelletées de boue ; il n'a pas encore compris où nous sommes : décidément, il faut bien reconnaître que les Hongrois sont de drôles de gens.
    Marcher au pas et tenir en même temps des propos compliqués en allemand, c'est beaucoup pour un seul homme ; cette fois, c'est moi qui lui fais remarquer qu'il se trompe de pied ; et en le regardant, j'ai croisé son regard derrière les gouttes de pluie qui coulaient sur ses lunettes, et c'était le regard de l'homme Kraus.
    Alors il se produisit un fait important dont il est significatif que je le raconte maintenant, comme il est significatif, et pour les mêmes raisons sans doute, qu'il se soit produit à ce moment-là. Je me mis à faire un long discours à Kraus : en mauvais allemand, mais en parlant lentement, en détachant les mots, et en m'assurant après chaque phrase qu'il avait bien compris.
    Je lui racontai que j'avais rêvé que j'étais chez moi, dans ma maison natale, assis en famille, les jambes sous la table, et qu'il y avait sur cette table une énorme quantité de choses à manger. C'était l'été, et on était en Italie : à Naples ?... mais oui, à Naples, ce n'est pas le moment de se perdre en subtilités. Et voilà que soudain on sonnait à la porte, je me levais très inquiet et j'allais ouvrir, et qui est-ce que je trouvais ? Lui, notre Kraus Pâli ici présent, propre, gras, avec des cheveux et des vêtements d'homme libre, une miche de pain à la main.
    Une miche de deux kilos, encore chaude. Alors je lui
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    disais : « servus, Pâli, wie geht's ? » et je me sentais tout joyeux ; je le faisais entrer et j'expliquais à ma famille qui il était, qu'il venait de Budapest, et pourquoi il était aussi trempé : parce qu'il était trempé exactement comme maintenant. Puis je lui donnais à manger et à boire, et un bon lit pour dormir, car il faisait nuit, mais l'air était si merveilleusement tiède qu'en un instant nous étions complètement secs (oui, parce que moi aussi j'étais tout trempé).
    Quel bon garçon ce devait être, Kraus, dans le civil !
    Ici au Lager, il ne vivra pas longtemps, cela se voit au premier regard et se démontre comme un théorème. Je regrette de ne pas comprendre le hongrois : sous le coup de l'émotion, il me submerge d'un flot de mots magyars incompréhensibles. Je n'ai pu saisir que mon nom, mais à voir ses gestes solennels, on dirait qu'il fait des serments et des vœux.
    Pauvre naïf ! Pauvre Kraus ! S'il savait que ce n'est pas vrai, que je n'ai jamais rêvé de lui, qu'il ne m'est rien et n'a jamais rien été pour moi, sinon l'espace d'un court moment; rien, comme tout ce qui nous entoure ici n'est rien, sauf la faim dans notre corps, et le froid et la pluie sur nous.

    – 170

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