Si c'est un homme
commence à distribuer la soupe. Mais soudain la cloche a sonné, et nous avons compris que cette fois ça y était.
Car, d'habitude, cette cloche sonne à l'aube pour annoncer le réveil ; mais quand elle sonne au milieu de la journée, c'est qu'il y a Blocksperre : ordre de rester enfermés dans les baraques ; et cela se produit quand il y a sélection pour que personne ne puisse y échapper, et quand les sélectionnés partent à la chambre à gaz pour que personne ne les voie partir.
Notre Blockaltester connaît son métier. Il s'est assuré que nous étions tous rentrés, a fait fermer la porte
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à clef, a distribué à chacun la fiche où sont inscrits numéro matricule, nom, profession, âge et nationalité, puis il a donné l'ordre de se déshabiller complètement, et de ne garder que ses chaussures. C'est ainsi, nus et fiche en main, que nous attendrons l'arrivée de la commission dans notre baraque. Nous, nous sommes de la baraque 48, mais on ne peut pas savoir s'ils commenceront par la baraque n°1 ou par la baraque n°60. De toute façon, nous sommes tranquilles pour une bonne heure au moins, et il n'y a pas de raison de ne pas se glisser sous les couvertures pour se réchauffer un peu.
Beaucoup d'entre nous somnolent déjà, lorsqu'une bordée de jurons accompagnés d'ordres et de coups nous avertit que la commission arrive. Le Blockaltester et ses aides, tapant et hurlant, refoulent devant eux, en partant du fond du dortoir, une meute affolée d'hommes nus qu'ils entassent dans le Tagesraum. Le Tagesraum est une petite pièce de sept mètres sur quatre : quand la chasse à l'homme est terminée, la totalité de l'espace disponible est occupée par un conglomérat humain chaud et compact qui envahit les moindres interstices et exerce sur les parois en bois une pression à les faire craquer.
Nous sommes tous là, maintenant ; et non seulement nous n'avons pas le temps d'avoir peur, mais nous n'en avons pas la place. Le contact de la chair chaude qui nous comprime de toutes parts est curieux mais pas désagréable. Il nous faut lever le nez pour avoir un peu d'air, et faire bien attention à ne pas froisser ou perdre la fiche que nous tenons à la main.
Le Blockaltester a fermé la porte de communication entre le Tagesraum et le dortoir et a ouvert les deux qui donnent sur l'extérieur, celle du Tagesraum et celle du dortoir. C'est là, entre les deux portes, que se tient
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l'arbitre de notre destin, en la personne d'un sous-officier des SS. A sa droite, il a le Blockaltester, à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous sort nu du Tagesraum dans l'air froid d'octobre, franchit au pas de course sous les yeux des trois hommes les quelques pas qui séparent les deux portes, remet sa fiche au SS et rentre par la porte du dortoir. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s'écoule entre un passage et l'autre, décide du sort de chacun en nous jetant un coup d'œil de face et de dos, et passe la fiche à l'homme de droite ou à celui de gauche : ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de deux cents hommes est «
faite » en trois ou quatre minutes, et un camp entier de douze mille hommes en un après-midi.
Moi, comprimé dans l'amas de chair vivante, j'ai senti peu à peu la pression se relâcher autour de moi, et rapidement mon tour est venu. Comme les autres, je suis passé d'un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l'œil, j'ai essayé de regarder pardessus mon épaule et il m'a semblé voir ma fiche passer à droite.
Au fur et à mesure que nous rentrons dans le dortoir, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Désormais ce n'est plus la peine de se ménager les uns les autres ou d'avoir des scrupules superstitieux. Tout le monde se précipite autour des plus vieux, des plus décrépits, des plus « musulmans » : si leurs fiches sont allées à gauche, on peut être sûr que la gauche est le côté des condamnés.
Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c'est la gauche la « schlechte Seite »,
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le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des irrégularités ; René par exemple, si jeune et si robuste, on l'a fait passer à gauche : peut-être parce qu'il a
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