Si c'est un homme
matériellement aucune chance de s'en tirer se consolent comme ils peuvent. Aux latrines, aux lavabos, c'est à qui exhibera son thorax, ses fesses, ses cuisses, pour obtenir de son voisin quelques paroles de réconfort : « Tu peux être tranquille, ce ne sera pas encore pour cette fois... du bist kein Muselmann... tandis que moi par contre... » et l'autre, à son tour, de baisser son pantalon et de soulever sa chemise.
Personne ne refuse cette aumône à son voisin.
Personne n'est suffisamment sûr de son propre sort pour avoir le courage d'en condamner un autre. Moi aussi, j'ai menti effrontément au vieux Wertheimer ; je lui ai dit que, si on l'interroge, il n'a qu'à dire qu'il a quarante-cinq ans, et que surtout il n'oublie pas de se faire faire la barbe la veille au soir, quitte à y laisser un quart de ration de pain ; qu'à part ça il n'a pas à s'en faire, et que d'ailleurs ce n'est pas sûr du tout qu'il s'agisse d'une sélection pour la chambre à gaz ; est-ce qu'il n'a pas entendu dire lui-même par le Blockaltester que ceux qui seraient choisis iraient au camp de convalescence de Jaworzno ?
Il est absurde que Wertheimer espère : on lui donnerait soixante ans, il a d'énormes varices, et il est tellement affaibli que c'est à peine s'il souffre encore de la faim. Et pourtant il va se coucher tranquille, rassuré, et quand on lui pose des questions, il répond par mes propres paroles, qui sont d'ailleurs le mot d'ordre du camp ces jours-ci : je les ai moi-même répétées, à
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quelques détails près, telles que je me les étais entendu dire par Chajim, qui est au Lager depuis trois ans, et qui, étant fort et robuste, est merveilleusement sûr de lui et m'a convaincu sur-le-champ.
C'est sur la foi d'assurances aussi précaires que j'ai moi aussi traversé la grande sélection de 1944 avec une incroyable tranquillité. J'étais tranquille parce que j'avais réussi à me mentir juste autant qu'il fallait. Le fait que je n'aie pas été choisi tient surtout au hasard et ne prouve pas que ma confiance ait été justifiée.
M. Pinkert est lui aussi, a priori, un condamné : il suffit de voir ses yeux. Le voilà qui me fait signe de m'approcher et me raconte d'un air confidentiel qu'il a su, de source secrète, qu'effectivement cette fois-ci, il y a du nouveau : le Saint-Siège, par le biais de la Croix-Rouge internationale... bref, il peut me garantir personnellement et de la manière la plus absolue qu'aussi bien pour lui que pour moi tout danger est exclu
: personne n'ignore que dans le civil il était attaché à l'ambassade de Belgique à Varsovie.
Ainsi donc, à bien des égards, même ces jours d'attente, qui, à les raconter, sembleraient avoir été un supplice insoutenable, s'écoulèrent à peu près comme les autres jours.
Au Lager comme à la Buna, la discipline ne s'est nullement relâchée ; le travail, la faim et le froid suffisent à absorber toute notre attention.
Aujourd'hui,
c'est
un
dimanche
ouvrable,
Arbeitssonntag : on travaille jusqu'à treize heures, puis on rentre au camp pour la douche, le rasage, le contrôle des poux et de la gale. Et voilà qu'au chantier, mystérieusement, tout le monde a su que la sélection, c'était pour aujourd'hui.
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Comme toujours, la nouvelle nous est arrivée nimbée de détails contradictoires et suspects : ce matin même, il y a eu sélection à l'infirmerie, avec un pourcentage de sept pour cent du total des hommes, et de trente ou cinquante pour cent de celui des malades. à Birkenau, la cheminée du four crématoire fume depuis dix jours. Il faut faire de la place pour un énorme convoi en provenance du ghetto de Posen. Les jeunes disent aux jeunes qu'ils choisiront les vieux. Les bien-portants disent aux bien-portants qu'ils ne prendront que les malades. Ils ne prendront pas les spécialistes. Ils ne prendront pas les juifs allemands. Ils ne prendront pas les petits numéros. Ils te prendront toi, pas moi.
Régulièrement, à partir de treize heures précises, le camp se vide et l'interminable troupeau gris défile pendant deux heures devant les deux postes de contrôle où, comme chaque jour, on nous compte et nous recompte, et devant l'orchestre qui, pendant deux heures d'affilée, joue comme chaque jour les marches sur lesquelles, à l'entrée et à la sortie, nous devons régler notre pas.
Tout a l'air d'aller comme d'habitude ; la cheminée des cuisines fume comme à l'ordinaire, et déjà on
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