Si c'est un homme
seront décousus.
Comme on ne pourra plus manger en plein air, il nous faudra prendre nos repas dans la baraque, debout, sans pouvoir nous appuyer aux couchettes puisque c'est interdit, dans un espace respectif de quelques centimètres carrés de plancher. Les blessures de nos mains se rouvriront, et pour obtenir un pansement il faudra chaque soir faire la queue pendant des heures, debout dans la neige et le vent.
De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu'on peut avoir quand
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on a sauté un repas, de même notre façon d'avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons « faim », nous disons « fatigue », « peur » et « douleur », nous disons « hiver », et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d'une âpreté nouvelle ; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche.
Comme on voit s'évanouir un espoir, ce matin nous avons constaté que l'hiver était là. Chacun s'en est aperçu en sortant de la baraque pour aller se laver : il n'y avait pas d'étoiles, l'air sombre et froid sentait la neige.
Pendant le rassemblement place de l'Appel pour le départ au travail, dans les premières lueurs de l'aube, personne n'a parlé. Quand nous avons vu tomber les premiers flocons, nous nous sommes dit que si l'année dernière à pareille époque on nous avait dit que nous devions voir un autre hiver au Lager, nous serions allés toucher les barbelés électrifiés; que nous devrions y aller maintenant même, si nous étions logiques, s'il n'y avait pas encore en nous, tout au fond, cet espoir fou, irraisonné, que nous n'osons nous avouer.
Car l'hiver ici n'est pas que l'hiver.
Au printemps dernier, les Allemands ont dressé sur un des terrains vagues du Lager deux immenses tentes, dont chacune a accueilli pendant toute la saison un millier de prisonniers ; à présent, elles sont démontées,
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et deux mille hommes se pressent en surnombre dans les baraques. Nous, les anciens, nous savons que ce genre d'irrégularité ne plaît guère aux Allemands et que tôt ou tard ils trouveront un moyen de réduire notre nombre.
On sent l'approche des sélections. « Selekcja » : le mot hybride, mi-latin mi-polonais, revient de temps en temps, puis de plus en plus souvent, dans les conversations en différentes langues. Au début, on n'y fait pas attention, puis il s'impose à nous, enfin il nous obsède.
Ce matin, les Polonais disent : « Selekcja ». Les Polonais, qui sont toujours les premiers à connaître les nouvelles, s'arrangent en général pour n'en rien laisser transpirer, en vertu du principe que savoir quelque chose quand personne ne sait rien peut toujours être utile.
Quand tout le monde saura que la sélection est imminente, le peu qu'on pourrait tenter de faire pour y échapper (corrompre un médecin ou un prominent avec du pain ou du tabac, saisir le moment opportun pour passer de la baraque au K.B., ou vice versa, de manière à croiser la commission) aura déjà été exploité à leur bénéfice exclusif.
Les jours suivants, l'atmosphère du Lager et du chantier est saturée de « Selekcja » : personne ne sait rien de précis, mais tout le monde en parle, même les ouvriers libres, polonais, italiens et français que nous rencontrons en cachette sur notre lieu de travail. On ne peut pas dire qu'il en résulte un abattement général.
Notre moral collectif est trop égal et borné pour être instable. La lutte contre la faim, le froid et le travail laissent peu de place à la pensée, même s'il s'agit de cette pensée. Chacun réagit à sa façon, mais presque personne par les attitudes qui sembleraient les plus plausibles
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parce que les plus réalistes : la résignation ou le désespoir.
Ceux qui peuvent faire quelque chose le font ; mais c'est une minorité, car il est très difficile d'échapper à la sélection, les Allemands faisant preuve en ce domaine d'un sérieux et d'une diligence exemplaires.
Ceux qui n'ont
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