Si je meurs au combat
Jude, refrain, don’t carry the world upon your shoulder. »
Tout le monde chantait, doucement, avec une grande tristesse ; on commençait à être bourrés, et la Coréenne battait la mesure sur sa jambe toute bronzée.
Le 29 avril, on était sur la piste d’atterrissage des hélicoptères avant le lever du soleil. Avec la gueule de bois et la trouille au ventre, pas évident de mettre un casque sur la tête. Le casque paraît lourd et te file une sale impression. Traverser la piste avec un sac de trente kilos et un fusil, c’est pas facile, une vraie torture, une torture lente.
On s’est allongés en petits groupes sur le parking goudronné d’une piste d’atterrissage. Les Noirs déconnaient et parlaient trop fort pour cette heure matinale. Ils occupaient leur propre partie de la piste et seuls les officiers osaient les interrompre. Là-bas, de l’autre côté de la mer, le soleil commençait à éclaircir la journée. Le capitaine Johansen parlait avec les lieutenants ; après, il s’est allongé sur le dos. On fumait, on pensait à la strip-teaseuse coréenne, au coin d’où l’on venait. J’ai vérifié que la communication passait bien avec le quartier général du bataillon, nettoyé mon M-16, mis de l’huile là ou c’était nécessaire. Certains gars se plaignaient d’être obligés de porter des munitions supplémentaires pour le M-60. Les chefs de groupe faisaient les durs, s’efforçaient d’agir en chefs des le petit matin. On échangeait des boîtes de ration C, une boîte de dinde contre une boîte de tranches de porc, compote de pommes contre boîte de pêches. Tout ce raffut foutait la matinée en l’air, ce moment de la journée où la seule chose qui passe, c’est le silence à l’état pur.
Dès les premiers rayons de soleil, le capitaine Daoud est passé au-dessus de nous. Il nous a envoyé un message radio : la première formation d’hélicos avait une heure prévue d’arrivée à 6 h 05. Ils seraient là dans quatre minutes. La zone d’atterrissage de Pinkville avait l’air tranquille, à ce qu’il disait. À une vingtaine de kilomètres au sud, les habitants de My Khe étaient en train de dormir.
C’est là que les hélicoptères sont arrivés. Ils apportaient avec eux les dures lumières de la journée. Il faisait déjà chaud. Les gars de la troisième section et de l’unité de tête ont traversé la piste avant de monter à bord des oiseaux. On s’agenouillait ou on s’asseyait avec les jambes qui pendaient à l’extérieur des portes ouvertes des hélicos. On gueulait, on essayait de remonter le moral des copains. Les hélicoptères se sont mis à rugir, à monter tout doucement, ils ont plongé le pif en avant et sont montés.
La balade n’a pas duré longtemps, vraiment pas longtemps, hélas. Chu Lai et les avions, les magasins de l’armée, les boîtes de nuit, les bibliothèques, les centres de soutien moral, les plages magnifiques, tout était là ; et puis il y a eu les tours de garde, les barrières ; et ensuite la campagne. Des grappes de hameaux, des rizières, des haies, des ouvertures de tunnels. Du haut de nos hélicos, on regardait si l’on voyait des trucs bouger le long des chemins. Il était trop tôt.
Tu commences à transpirer. Même avec les pales de rotor qui battent de l’air frais, comme un climatiseur, tu transpires. Tu t’allumes un clope, t’essaies de réfléchir à ce que tu pourrais bien dire à quelqu’un. Une bonne blague, ça ferait pas de mal, un truc marrant. Le fait de se marrer, ça donne l’impression que t’es résigné, voire courageux. Tu fixes tous les visages. L’éclaireur vietnamien, un gosse qui avait l’air plus jeune que mon frère de quatorze ans, avait la trouille. D’autres n’avaient pas l’air de s’en faire. Je me sentais crevé, je me disais que je devrais être au lit, je me demandais si j’étais pas malade.
Johansen a pointé le doigt vers le bas. C’était une grande rizière, avec, d’un côté, une forêt, et de l’autre le village de My Khe.
— C’est là. Quand on va commencer la descente, chopez mon harnais de sécurité et tenez le bien. Si je me fais descendre, je veux pas tomber de cet hélico.
On a commencé la descente. Le pire, dans le combat d’assaut, le truc auquel tu penses, pendant la descente, c’est à quel point tu peux être exposé au danger. Impossible de planquer ta tête. T’es dans une machine fragile. Pas de trou, pas de rocher,
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