Si je meurs au combat
impression de simplicité, d’éphémère, à la manière du dernier cristal de glace qui devient liquide, que je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un grand regret en le voyant fondre : “Moksa, ou la liberté.”
« Parmi le peu de livres que j’ai eu le loisir de lire ces derniers temps, j’ai découvert à quel point Robinson Jeffers pouvait être modeste, je suis surpris qu’il ne soit pas plus respecté que cela. Ce type me fait penser au mois d’avril, je ne pourrais pas t’expliquer pourquoi, et le mois d’avril me renvoie à La Terre vaine, de T.S. Eliot, et pour une raison que je ne parviens pas à saisir, les premières lignes de La Terre vaine ne me font pas penser à l’Angleterre, mais plutôt à toi, ici, au Viêtnam. Prends bien soin de toi. Car il ne s’agit pas d’un rêve :
“Avril est le mois le plus cruel, qui fait surgir
Des lilas de la terre morte, mêle
Mémoire et désir, réveille
D’inertes racines avec la pluie de printemps.” »
Le mois d’avril s’est écoulé sans le moindre lilas. Sans la moindre pluie. Quand les hélicos sont arrivés, ils ont fait décoller des dunes de poussière rouge du camp de LZ Minutemen, ils ont malaxé toute cette terre dans leurs pales, ils ont dégobillé des nuages couleur rouille à plus de cent mètres de là. On a appris à se planquer lorsque les hélicos commençaient leur descente. On foutait notre papier propre, nos fringues et nos pommes dans des sacs plastiques. Minutemen, c’était comme la planète Mars. Ce coin était un voile parfait de suie rouge. Un coin désert, hostile, où l’on s’ennuyait à mourir.
Les jours d’avril se multipliaient comme des jumeaux, des sextuplés, tous identiques les uns aux autres. Pendant la journée, on jouait. Au volley. À la bataille. Au poker ou aux échecs. Mark le Cinglé s’amusait avec ses grenades lacrymogènes, il les balançait dans un bunker et matait l’officier de l’artillerie qui sortait de là en larmes. Le capitaine Johansen et le commandant du bataillon, le colonel Daoud, sont montés dans un hélicoptère pour balancer des grenades lacrymo sur LZ. C’était un entraînement. L’idée, c’était de tester notre temps de réaction, de s’assurer que nos masques à gaz étaient en état de marche. Mais c’était surtout pour faire passer le mois d’avril.
La nuit, on était censés envoyer des embuscades, ordres du colonel Daoud. Des fois, on le faisait, d’autres pas. Si les officiers décidaient que les gars étaient trop crevés ou trop sur les nerfs pour une embuscade nocturne, ils préparaient un tas de graphiques, qu’ils faisaient ensuite parvenir au quartier général du bataillon. Il s’agissait alors d’un faux rapport. L’artillerie envoyait un message radio avec des informations bidon aux gros canons qui se trouvaient à l’arrière. Le 105 e et le 155 e faisaient sauter leurs salves de bombes de marquage qui coûtaient les yeux de la tête, le lieutenant les rappelait pour leur donner ses nouvelles cibles à deux balles, tout en insultant un pauvre gars, à l’arrière, et en lui disant qu’il ne savait pas viser. Pendant les tours de garde radio, la nuit, on appelait l’embuscade inexistante, on lui demandait de nous faire un rapport sur la situation. On faisait une petite pause, on changeait notre voix d’un décibel, et puis on répondait à notre propre appel : « Rap de Sit négatif. Terminé. » On faisait ça toutes les heures, pendant toute la nuit : on se protégeait, au cas où les quartiers généraux supérieurs décideraient de foutre notre réseau sur écoute. Infaillible. Nous les appelés, tous autant qu’on était, étions reconnaissants envers les officiers d’Alpha. Et les officiers justifiaient ça en marmonnant que le colonel Daoud n’était qu’un petit débutant, qu’il faisait un peu trop le cow-boy. Les embuscades bidon étaient bonnes pour le moral, le meilleur jeu auquel on jouait à LZ Minutemen. Les rumeurs persistaient. Vers la fin du mois, elles ont même commencé à monter en puissance ; elles se précisaient. La compagnie Alpha allait faire du combat d’assaut dans le coin de My Lai. Une grande opération. Les hélicos allaient nous transporter à Pinkville avant la fin du mois. Mais on ne savait jamais d’où venaient ces rumeurs. Demander les sources, c’était de la folie, vous aviez des chances d’être invité à vous adresser au soleil, au riz, ou à un type qui
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