Si je meurs au combat
militaires du monde se desséchaient et se décomposaient lors de ces après-midi du mois d’avril. On dormait sous nos abris, quand on était de repos, et personne ne s’en souciait. On attendait le réapprovisionnement. De temps en temps, une patrouille descendait pour aller chercher de l’eau. J’étais assis avec la radio, je demandais aux arrières de faire un petit geste et les suppliais parfois de se grouiller un peu. Alpha était une compagnie de bons petits gros. On prenait nos oranges et nos sacs de Coca bien frais pour un acquis, au même titre que nos coupes de cheveux et nos munitions. Sans cela, il n’y avait pas de guerre.
Lors de ces après-midi d’avril, le capitaine Johansen ou l’officier de l’artillerie demandaient le jeu d’échecs, et on passait le temps à regarder cette bonne armée, bien blanche, bien propre, en train de succomber. On écrivait des lettres. On roupillait. Je m’essayais aux poèmes et aux nouvelles. À d’autres moments, on parlait et je tentais de forcer Johansen à se mouiller dans une conversation sur la guerre. Mais c’était un officier et il avait le sens pratique. Il ne voulait parler que de tactique militaire et d’histoire, et quand je lui demandais son opinion sur la situation politique ou la moralité qui se cachait derrière tout cela, il m’envoyait une bonne blague ou un haussement d’épaules, bazardant la conversation dans le décor, ou alors la ramenant dans son camp. Johansen, c’était le meilleur gars qu’il y avait dans les parages, et pendant ces longs après-midi d’avril il était bien triste de le voir porter ses galons.
Les autres gars parlaient de leurs petites copines, de leur perme et de ce qu’ils allaient faire, des quantités d’alcool qu’ils allaient s’envoyer, des endroits où les filles faisaient les meilleurs trucs. J’étais très attentif durant ces conversations. Quand les vétérans racontaient leurs histoires, on était obligé d’y croire et ça nous donnait des envies de Thaïlande et de Manille. Quand ils nous disaient de faire gaffe aux nanas qui avaient des rasoirs planqués dans le vagin – des agents communistes –, j’y croyais, et j’imaginais alors le talent, la peur et les convictions politiques de ces femmes.
On se glissait sous nos abris et on parlait des rumeurs. Le 16 avril, la rumeur, c’était que la compagnie Alpha n’allait pas tarder à partir. On allait faire du combat d’assaut à Pinkville. Les gars mettaient la forme quand ils proféraient cette rumeur, ils essayaient de l’articuler de manière encore plus dramatique qu’ils ne l’avaient eux-mêmes imaginée. Mais les mots qu’ils utilisaient parlaient d’eux-mêmes. On redoutait Pinkville. On redoutait le combat d’assaut. Johansen ne nous en disait pas plus, alors on attendait le ravitaillement, et on espérait ne jamais avoir à partir.
À trois heures de l’après-midi, ma radio a sonné et ils nous ont expliqué que le ravitaillement était en route. Johansen nous a fait installer tous les trucs de sécurité pour que l’hélico se pose. Une fois que les piles de sacs et tout le matos ont été déchargés de l’hélico, il nous a gueulé de dégager de là. C’était le grand moment de ce 16 avril, et on n’était plus que les enfants et les civils de la guerre, à poil, morts de chaud, de soif, pas fiers. On avait dispersé tout le bazar. Vers trois heures et demie, on retournait dans nos abris, jurant que si le soleil était notre pire ennemi, la compagnie de Coca-Cola n’allait pas tarder à nous faire des petits câlins et à devenir notre meilleure copine. Et tout de suite après elle, il y avait le courrier. Celui d’Erik :
« Lorsqu’elle est dévêtue, la poésie ressemble à l’écriture journalistique, un petit événement de l’esprit, avènement d’une idée – boum ! –, on la voit comme une inondation de printemps ou comme les derniers quintuplés qui viennent de naître. Ce qui, après une métaphore cruellement usée, m’amène au sujet des poèmes que tu m’as envoyés. Si Frost ne se trompait pas quand il disait qu’un poème devait ressembler à un gâteau glacé sur un four, qu’il devait fondre de lui-même, alors le poème du Dharma fond bien comme il faut. J’aime surtout les vers “vraiment/ brutalement/ nous sommes les mercenaires d’une forêt verte et humide” ; et aussi, la juxtaposition du dernier vers au reste du poème donne une telle
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