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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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cette
lettre. Nous en avons eu copie dès alors, nous sommes maintenant en possession
de l’original. Vous ajoutiez : « Je crains qu’I.N. n’ait eu tort. Son
attachement l’aveugle et, dans cette affaire d’éditions manquées, Troubkine-Lapipe,
le roule comme il nous roule tous… » Vous en souvenez-vous ? Serait-ce
que je me souviens mieux de votre style que vous-même ? Ces choses-là se
voient quelquefois. Troubkine-Lapipe, comment ne rougissez-vous pas ? Croyez-vous
que nous n’ayons pas compris ? Vous, un vieil illégal, user de ruses aussi
enfantines pour désigner le chef reconnu du parti ? Nierez-vous ? Ne
faites pas un geste, réfléchissez plutôt.
    « Vous faisiez le spirituel. Si je vous inculpais de
propos contre-révolutionnaires, vous protesteriez peut-être ? Mais quand
vous racontiez des anecdotes à des petites actrices, vous vous croyiez encore
un membre fidèle du parti ? « Savez-vous, Zina Valentinovna, la
différence entre un grand malheur et une calamité publique ? Figurez-vous
qu’un très grand chef fasse du balcon du 8e étage du C.C. une chute sur le pavé.
Ce serait un grand malheur. Figurez-vous maintenant qu’il en réchappe. Ce
serait une calamité publique… » Je n’imite pas vos intonations, Mikhaïl
Ivanovitch, l’anecdote perd de sa saveur, n’est-ce pas ? Cette petite dinde
de Zina Valentinovna, vous l’avez envoyée loin, dans une contrée froide, avec
vos bons mots qu’elle répétait partout. Nierez-vous que cela s’appelle en
termes exacts discréditer les chefs du parti ?
    Mikhaïl Ivanovitch se sentit rougir, puis pâlir. Puis son
front se mouilla.
    – Je préfère passer sur vos entretiens avec Kostychev
qui vous a communiqué les numéros 10 et 14 du Bulletin
de l’opposition. Je pourrais vous citer vos propres paroles, vous dire
avec quel mépris vous prononciez dans l’intimité certains noms…
    Kostychev, Kostychev, lui aussi ! Un agent provocateur,
un lâche… C’est tout à fait impossible pourtant. D’ailleurs, on ne le nommerait
pas si c’était… Alors, qui ? Comment ? Sa femme peut-être ? Cette
blonde terne qui dormait derrière le paravent, – qui feignait de dormir, qui sans
doute écoutait, – pendant que nous parlions tout bas, face à face, les coudes
sur une feuille de journal, devant des verres d’alcool vidés, tristes à mourir,
seuls, osant à peine nous avouer notre immense inquiétude ?
    – Vous enseignez. Votre cours sur la révolution
française, si on l’analysait, page à page, révélerait une si insidieuse
propagande de contre-révolution que vous ne sortiriez plus jamais – oui, jamais,
– des camps de concentration. Qui visez-vous dans votre leçon sur Barras, Tallien,
Bourdon ? Et votre distinguo entre thermidoriens de droite et de gauche, les
authentiques et les malgré-eux, ha ha ! Vous vous imaginez que nous
dormions et que la jeunesse qui vous écoutait trahissait tout entière le parti,
comme vous ? Pas une ligne sur Babeuf qui ne soit une allusion criminelle…
    Immobile et la tête dressée, avec une sorte de grimace
imprimée sur la face, Mikhaïl Ivanovitch se sentit presque prostré sous l’indignation
et l’écœurement. Imbéciles et pourris. Vous voyez des allusions à chaque ligne de
texte parce que les Babeuf d’aujourd’hui sont dans vos prisons. Vous êtes l’allusion
vivante à toutes les contre-révolutions… Mais impossible, inutile de dire un
mot. Chaque mot se fût retourné contre lui-même, eût signifié, roulé dans ce
ruisseau vaseux, le contraire de la vérité. Et la peur était là aussi. La voix
terne continuait :
    – Vous vous êtes enfin résolus à sortir de votre
apparente soumission au parti, vous avez formé avec Kostychev et Iline un
Comité des Trois…
    – C’est faux, cria Mikhaïl Ivanovitch. Faux ! Faux,
faux !
    – C’est vrai, reprenait la voix terne, vous avez tort
de vous fâcher : ils ont avoué, j’ai sous la main leurs dépositions
signées. Elles vous accablent. Vous avez levé contre le parti une main
criminelle. Je ne sais plus ce qui peut vous sauver en dehors d’un repentir
sincère et dont il faudra prouver la sincérité…
    Voilà donc où ils en viennent. Ils savent très bien que ce
qu’ils disent est faux… Qu’est-ce qu’ils veulent ? Entre les doigts durcis
de Mikhaïl Ivanovitch, comme étrangers à son être, la cigarette s’était éteinte
avec un gros bout de cendre penché. Cette cendre

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