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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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tomba mollement. Ainsi
défaille une volonté usée. Tout cela ne mène nulle part. Tout cela est absurde.
Résister ? Inutile. Ils peuvent tout. Céder une fois de plus, entrer dans
le jeu, s’avilir, mentir, où cela mène-t-il ? Il se souvint avec une
sourde colère de l’auscultation…
    – Camarade juge, dit-il sèchement, toutes ces
divagations m’ont fatigué… Renvoyez-moi à ma cellule, j’ai besoin de dormir. En
tout cas, je ne vous répondrai plus rien…
    Il se mit lourdement debout, appuyé des deux mains au rebord
de la table, sans savoir qu’il chancelait. Ah, très
bien ! fit-il avec une sorte de joie égarée, comme s’il venait de
reconnaître l’homme assis en face de lui, dont la main caressait doucement l’étui
du revolver.
    – Écoutez donc, estimé camarade juge d’instruction, des
vers que j’aime :
    Il restait au cœur
cent vingt battements
cent vingt battements…,
    mais le plus remarquable, c’est que l’homme s’en foutait
complètement…
    – Voulez-vous, dit l’inquisiteur, solliciter une visite
de votre femme ?
    – Non.
    « Le plus sage serait de mourir et c’est sans doute
ce qui va m’arriver (… cent vingt battements…) Adieu Ganna, Tamarotchka. Ganna
se remariera. Le gros Bykov lui a fait la cour, qui sait s’ils ne couchent pas
ensemble, déjà. Comment pourrait-elle vivre autrement avec son traitement de
statisticienne ? Bykov a la peau huileuse, une moue porcine, Ganna la
chair lisse et fraîche et l’âme comme la chair mais plus désarmée. Qu’il
pénètre cette chair et s’impose à cette âme… Adieu Ganna, il faut que l’enfant
vive… »
    (C’étaient des pensées traînantes et basses qui plongeaient
l’homme sur sa couche dans un vilain malaise.)
    « Je ne suis pas jaloux, j’ai pourtant la nausée comme
d’un mal de mer.
    « Nous avons été battus en 1923, grâce à notre foi. Nous
avions encore confiance : il était déjà trop tard. Nous n’étions plus que
quelques milliers à vouloir continuer la révolution dont tout le monde avait assez.
Ce monde retombait à son inertie, que rien n’était achevé. Nous faisions des
théories, nous cherchions les formules justes pour l’action, nous voulions des
vérités explosives, – tandis que d’autres et cent fois plus nombreux que nous
ne voulaient plus que passer l’été dans les villes d’eaux, offrir des bas de
soie à leurs femmes, dormir avec des créatures potelées… Et toi aussi, frère. Tu
passais tes dimanches à jouer aux cartes en buvant les vins doux de Crimée ;
puis tu reconduisais, le long des quais de la Moïka, une rieuse Macha aux dents
très blanches dans un visage lunaire. Tu ne l’aimais pas, tu savais que tu ne l’aimerais
jamais et vous ne parliez pas d’amour ; elle te consultait d’une voix distraite
sur l’histoire du parti, mais arrivés sous les ombrages du Jardin d’Été, elle
savait bien que tu t’arrêterais durement devant elle, que tu lui prendrais les
coudes entre des mains décidées et que sans mot dire tu lui couvrirais le
visage de baisers humides ; elle attendait tout entière cet instant :
revois sa tête consentante renversée, les lèvres fermées, froides, les yeux
clos… Et puis vous repartiez en silence, et puis, dans la lueur d’une première
lanterne, tu reprenais d’un ton poli : Après
le II e congrès, Macha, la tendance unitaire… Tu savais bien
que tu la déchirais. Maintenant ce pâle souvenir te déchire : car ta vie
est finie. Tu y tiens encore puisque te reviennent ces émois à fleur de chair. Sans
importance, voilà. On croit être unique et que l’univers serait vide sans vous,
l’on tient en réalité dans le monde la place d’une fourmi dans l’herbe. La
fourmi va, portant un œuf de puceron, tâche capitale, pour laquelle elle est
née. Tu l’écrases sans le savoir, sans qu’elle le sache elle-même, rien n’est
changé. Il y aura des fourmis jusqu’à la fin du monde et qui porteront
courageusement dans les greniers de la cité des œufs de pucerons. Ne souffre
pas de ta nullité, mais qu’elle te rassure : tu perds si peu de chose en
te perdant toi-même – et le monde ne perd rien. On voit très bien, du haut des
avions, que les villes sont des fourmilières…
    « … Tiflis, le Kazbek, l’Elbrouz, Rostov, Moskva, du haut
du ciel. Les glaciers sont des étoiles éclatées sur la terre. Pourquoi l’autre
qui est en toi désirait-il tant de tomber ce jour-là ? Tu

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