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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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fièrement raison mais ils seront roués vifs. Donne-moi
à boire. Mais remplis donc mon verre. Tant que je ne suis pas tout à fait saoûl,
je ne puis pas m’empêcher de voir clair. Écoute frère. Les Chinois sont épatants.
La nuit, nos syndicats font afficher des petits placards : « Camarades,
calme, discipline, et cœtera, rendez les armes… » Le matin, tu vois se promener
par les rues des jeunes officiers en kaki, à lunettes rondes. Des sales types devant
et derrière. Ils empoignent n’importe qui, une gueule de prolétaire, tu saisis,
ça se reconnaît vite, ils l’amènent devant un jeune lieutenant à principes qui
dit un mot sans regarder le bougre. Et tu t’aperçois qu’il y avait aussi là une
grande brute au crâne nu portant un sabre courbe. Le prolétaire s’agenouille sans
dire et tend le cou. En voilà des gens qui savent se taire devant les bourreaux !
C’est inoubliable. C’est horrible. La brute prend son élan. le sabre tournoie, la
tête se détache d’un seul coup, le sang jaillit en fontaine à un mètre. Je
fumais au bord du trottoir, à côté de deux Américains qui sentaient le whisky. J’avais
dans ma poche la directive formelle de l’Exécutif : « Interdire et
désavouer la résistance. » Jamais n’ai eu autant envie d’être reconnu par
hasard et tué dans un coin. Si ç’avait été avant de transmettre la directive, ma
mort aurait pu rendre à larévolution un
passable service…
    « Sacha disait encore : « Il faut pourtant
signer le papier d’Ivan Nikititch. Capituler. Que veux-tu que nous fassions d’autre ?
Aller en prison ne servirait à rien. Qu’on nous laisse au moins construire des usines,
empêcher les spécialistes, avec leurs compétences irrésistibles et fausses qui
mènent Dieu sait où, de nous arracher doucement ça. Piatakov a raison : devenons
des techniciens. Si la révolution peut renaître un jour, c’est sur une base
technique régénérée, avec un nouveau prolétariat. Nous serons finis ce jour-là,
mais nous aurons servi à quelque chose. Ils sont fous, ceux qui parlent de
résister : ou ils seront écrasés comme des moucherons ou la
contre-révolution fera leur force, d’abord, pour les emporter ensuite.
    « – Mais ne fait-elle pas déjà celle du Comité Central ?
    « Tu n’osais dire de tels mots que parce qu’assez ivre.
Et Sacha criait : « Bien sûr ! Nous sommes entre deux
contre-révolutions, voilà, – comme c’est clair, hein ! » Il jeta la
bouteille vide par la fenêtre, dans un terrain vague où des moineaux s’égaillèrent.
Tu te sentais un visage de pierre aux mâchoires soudées. Quarante-cinq ans. L’usure.
Plus de lâcheté que de force.
    « – Sacha, mon ami, j’ai envie de te casser la gueule !
J’ai envie que tu m’assommes ! – Non, dit Sacha, sérieusement, je vais
chercher une autre bouteille.
    « Sacha est en prison. Une féroce petite-bourgeoisie
nous traque même quand nous nous rendons. Elle a peur de notre passé, de nos
silences. Quand nous cédons, elle s’imagine que nous cherchons à la tromper. Quand
nous nous joignons à elle, par lassitude et pour vivre, elle a peur que nous ne
la trahissions un jour. Les hommes de 17 et de 20 ne lui paraîtront jamais
assez châtrés. Ils ont touché à la terre promise, goûté au pain nouveau, traversé
les épreuves du feu, de la faim et de la certitude : ils en sont à jamais
marqués.
    « Tant pis pour nous. »
    Le lendemain matin, il demanda du papier pour écrire au
Comité central – et fit une fois de plus sa soumission. Tous les mots y étaient :
l’édification du socialisme, la haute sagesse du C.C., la justesse de ses
tactiques, le désaveu des erreurs dues à l’incompréhension, à l’esprit
petit-bourgeois, à l’influence contre-révolutionnaire d’ex-camarades maintenant
désavoués et flétris… Il écrivait ça, les traits tirés, la bouche aplatie par
une contraction à la fois méchante et méprisante. Quand il eut fini, il avala
sa salive, commença un sourire qui s’acheva en bâillement, s’étira – et s’entendit
dire tout haut : « Fripouille, va ! »
    Le guichet de la porte s’entrouvrit…
    – Il est défendu de se parler à haute voix, citoyen.
    Kostrov répondit avec une sorte d’emphase :
    – Voici ma lettre au C.C., citoyen.

2. Les eaux noires.
    Les glaces de la Tchernaya s’ouvrent tard, à la mi-mai. À ce
moment, les neiges ont disparu, si ce n’est dans

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