S'il est minuit dans le siècle
ses
rides nerveuses, sa barbe épaisse et lourde sous le menton, large aux joues, une
barbe simiesque de prisonnier têtu. Deux petits rectangles rouges au col, ce
militaire, donc le rang de commandant d’un régiment ou de chef de bureau, un
collaborateur de confiance sans doute du camarade Moltchanov, membre suppléant
du Comité central, membre du Collège du service politique de l’État, membre de
la Conférence spéciale, directeur du Service secret des opposants.
– Rhabillez-vous, dit le médecin.
Le médecin remplissait un questionnaire. Il écrivit sur une
fiche rose qu’il mit sous les yeux du commandant-chef de bureau. Celui-ci posa
une question à voix basse, puis la réponse écoutée, murmura :
– Ah, très bien !
– Mikhaïl Ivanovitch l’entendit. Toute sa vie, ce
militaire ne devait dire que cet ah, très bien. Imbécile
et satisfait. Quand il trouvera sur sa table de nuit, sous l’abat-jour de soie,
ce billet de sa femme : « J’en aime un autre et tu n’es qu’un veau »
– il dira machinalement ah, très bien . Quand
on le f… lui-même en prison pour abus dans le service (15 000 roubles de
frais de déplacement injustifiables), il regardera son chef tout pareil à
lui-même, dans le blanc des yeux, et dira certainement ah, très bien, camarade chef.
– Venez, dit le commandant.
Ils se trouvèrent tous les deux dans un cabinet de travail
sobrement meublé. Des livres français derrière une vitrine de bibliothèque.
– Vous lisez des romans français ? demanda Mikhaïl
Ivanovitch d’un ton agressif.
– Pas le temps.
Rien sur la table qu’un téléphone et des boutons de
sonneries. Le commandant regardait posément Mikhaïl Ivanovitch. Il avança une boîte
d’étonnantes cigarettes à cinq roubles. Attendit que Mikhaïl Ivanovitch se fut
calé dans le fauteuil, ait allumé… Attendit encore un instant, que Mikhaïl
Ivanovitch devint inquiet. Soupira et, comme en aparté, fit : Hum, hum d’un ton excédé. « J’ai des nerfs
solides, se dit Mikhaïl Ivanovitch. Continuez votre manège. » En réalité
il commençait à avoir peur. La fiche rose était apparue sur la table et le commandant
la relisait. Brusquement :
– Votre femme et votre enfant se portent bien.
– Ah, très bien.
« Maintenant, c’est moi qui dis ah, très bien », songea amèrement Mikhaïl
Ivanovitch. Serions-nous interchangeables ? Ce serait curieux. Idée à double
tranchant.
– Vous êtes… assez sérieusement malade.
– Ah, très bien.
– Et je ne sais
vraiment pas ce que vous faites en prison.
– Magnifique de vous l’entendre dire, lâcha Mikhaïl
Ivanovitch avec un gros cercle de fumée.
Le commandant hochait la tête. Sa voix insignifiante
pareille à un ruisselet d’eau grise, débita des mots, des mots.
– Ce n’est vraiment pas la peine, il me semble, de
faire de la diplomatie entre nous. D’abord, nous savons tout. Beaucoup plus que
vous ne le pensez, en tout cas. Vous n’êtes pas tout à fait un ennemi. Vous n’êtes
pas tout à fait avec nous. Ne vous fâchez pas, je connais par cœur votre
dossier. Vous avez abandonné l’opposition en juin 1928, en vous solidarisant
avec Ivan Nikititch Smirnov. Mais vous avez laissé en blanc sur le
questionnaire de la Commission centrale de contrôle la rubrique concernant vos
relations au sein de l’opposition. Malgré ce manque de confiance envers le
parti, qui vous rendait en réalité vous-même indigne de la confiance du parti, vous
avez été réintégré. Quatre mois après vous écriviez dans une lettre adressée à
un contre-révolutionnaire, chassé du parti et qui a payé ses crimes…
Si une cloche se fût mise en branle à toute volée dans sa
poitrine, Mikhaïl Ivanovitch ne l’eût pas entendue avec plus de sourde netteté
qu’il n’entendit les battements lourds de son cœur. Gêne à la tempe, à la gorge,
souffle écourté… Coffré, Sacha. Voilà pourquoi il ne répondait plus aux lettres.
Et pourquoi, grands dieux, pourquoi ?
– Vous écriviez : « La collectivisation, sous
ses formes actuelles, avec ses violences et son désordre, finira par dresser
contre la dictature du prolétariat l’unanimité des paysans. » Vous faisiez
allusion en termes voilés aux troubles de l’Ouzbékistan. Remarquez-le, je
pourrais vous demander comment vous en aviez connaissance et attirer votre
attention sur les inconvénients de l’espionnage intérieur. Nous avons
Weitere Kostenlose Bücher