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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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avais peur et l’autre
se penchait sur les glaciers avec un doux vertige. C’est que tu passais des
frontières en toi-même. Jamais encore tu n’avais été plus bas devant toi-même, qu’à
ces instants, baigné de ciel. À dater de ce jour finissent ton courage, ta
droiture. Finies les hauteurs, tu vas cheminer par les plaines de la lâcheté. Tu
venais de décider cette rupture et tu te répétais : la résistance est impossible, impossible, – quand
le Métek apparut, découpé en blocs de pierres rougeoyantes et d’ombres presque
noires par le soleil couchant. La Koura, frangée d’écumes, était rafraîchissante
à voir : des laveuses y rinçaient le linge, Tamaras, Tatianes, et tu leur
dis avec tendresse, toi, qu’elles ne pouvaient pas même deviner, penché sur
elles à mille mètres : « Jeunes femmes, je suis un lâche, n’aimez
point celui qui me ressemble. » Il y avait sûrement, aux fenêtres grillées
du château, des visages de prisonniers levés pour voir passer l’R. 2 où tu
étais attaché, casqué, grisé par la vitesse, avec ton message gouvernemental
secret, C.C. de Géorgie au C.C. de l’Union fédérative – et ta petite défaite – ta
vilaine petite défaite…
    « Que la terre était belle ! Des steppes puis des
forêts, carte vivante, mouvante, hautes couleurs. Les feuillages moutonnaient à
l’infini, vous étiez aveuglés de soleil, Grégor se retourna criant dans le
bruit tonnant de l’hélice – et tout à coup vous tombiez, vous tombiez avec une
magnifique lenteur. La forêt dérobée révéla de hautes roches découpées en bleu
et or par des ombres étonnantes. Un fleuve de ciel les contournait. Et là tu
faillis crier de joie à l’idée de choir, tandis que l’angoisse secouait tes
membres d’un léger tremblement hystérique. La perte du pli secret eut différé
de quelques jours quelques infamies dans la chute verticale d’une révolution… L’hélice,
qui s’était tue, éclata de nouveau, Rostov parut à l’horizon, lourdes ombres ramassées
sur la terre – où semblait entrer la mer comme une lame d’acier, – tordue.
    « Nous avions été battus en 27. Sacha revint de Wou-Han.
Toi, tu courais les chambres d’ouvriers du Zamoskvorétchié, avec des papiers
dactylographiés dans ta vareuse. Tu découvrais mieux, à chaque escalier gravi, la
vieille misère. Prolétariat victorieux retourné au taudis. Le temps noircissait
les papiers peints, on voyait dans les angles des murs des virgules de fumées
et tu devinais, la nuit, l’homme nu se détachant de la femme chaude pour
enfumer les punaises. Vie sordide. Cinq ou six visages demandaient : quelles
nouvelles ? Chacun était venu par des chemins détournés pour déjouer les
filatures. Tu pensais : «  Ils savent tout de même tout ; d’ailleurs sur ces cinq, il y a certainement un
provocateur. Laquelle ? Lequel ? » Les nouvelles, camarade, les
voici : Trotsky a pu parler cinq minutes au C.C. au milieu des clameurs. Vingt-neuf
exclusions à l’usine Bogatyr. Wou-Han
désavoue le soulèvement paysan de Tchan-Cha. Treint passe à l’opposition en
France… Seule bonne nouvelle du moment, celle-là, on la commentait, mais toi tu
savais bien qu’elle n’avait vraiment dans cet immense naufrage, aucune
importance… Tu ne le disais pas, tu faisais ton devoir, tu expliquais les
thèses de Treint. Le seul espoir vrai était de revenir à l’illégalité. Remplir
les prisons d’hommes dévoués, puisque tout s’en va. Recommencer. Et après ?
Après, ils se mettront à nous tuer. Ils ne feront pas la faute de nous laisser
vivre dans des prisons. Alors ? Tenir quand même. Quelques-uns survivront
peut-être. Mais les lâches ? les fatigués ? Sacha, retour de Chine, du
sang plein la mémoire, te parlait la nuit quand vous preniez le dernier thé aux
deux bouts d’un divan défoncé. (Les livres autour de vous croulaient sur des
étagères. La table était morte, avec des cendres et des porte-plumes rouillés. À
quoi bon ranger quoi que ce soit puisque…)
    « Sacha disait : « Avec les méthodes
scientifiques de la répression, plus une machine à écrire n’échappe au contrôle.
Il y aura autant de mouchards que de camarades. Davantage, s’il le faut. Crois-moi,
c’est fini. Après l’Allemagne, après la Chine, nous n’avons plus qu’à faire une
croix sur nous-mêmes. La révolution échoue sur les sables pour vingt ans. Les
derniers qui en parleront auront

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