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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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quelques vallonnements mal exposés ;
des eaux miroitantes stagnent dans la plaine. Et l’on voit les oiseaux venir s’y
ébattre par volées. La terre, sa blancheur évanouie, est conquise par les eaux,
les ailes, le ciel. D’où viennent tant d’oiseaux ? Il en est qui volent en
triangles. D’autres forment des nuées qui décrivent  des courbes, tournoient et
s’effilochent comme des nébuleuses. Une joie calme se répand entre la terre et
le ciel. Sur la hauteur qui domine le fleuve, les gens de Tchernoé s’arrêtent, la
journée finie, pour contempler l’étendue où naît le printemps. Soucieux, ces
gens, pareils à la terre boueuse qu’ils foulent, pareils à la petite ville
entière, avec ses maisons bâties de troncs d’arbres que le temps fait couleur
de cendre. Une vieille femme murmure :
    – Voici les grèbes… (soupir.) De mon temps, petit père…
    Y avait-il, de son temps, plus de grèbes, déployant leurs
ailes sur la steppe ? Un homme, la casquette sur les yeux, engoncé dans sa
courte fourrure rousse, se parle tout haut :
    – Faudra bien encore huit jours pour que la Tchernaya s’ouvre
tout à fait…
    Des jeunes voix protestent :
    – Mens pas, citoyen, huit jours ! T’es pas fou !
    Huit jours encore, ce serait trop pour ce désir de vivre qui
vous vient après la fonte des neiges, sept mois de froid pénétrant jusqu’à l’âme,
(« D’autant mieux qu’on bouffe pas ; la soupe aux choux aigres et le
pain de seigle, c’est tout, c’est d’la merde au total ; et on n’en a pas assez ;
je vous le demande, citoyen, est-ce qu’un organisme peut tenir, par ces froids,
sans matières grasses ? ») Le ciel a des tons de perle presque azurés ;
une sorte de paix en descend que l’on prendrait pour de l’espoir.
    – … Si l’on s’y laissait prendre, ricane Avélii, dont
le jeune profil est aigu. Printemps, petit frère, ça veut dire semailles. Semailles,
ça vent dire répression. Répression, ça veut dire : pas de blé en août, pas
de pain en décembre. On est vernis.
    Et Rodion répond à côté, car il suit son idée :
    – … Après les brigades de choc va falloir inventer
autre chose pour faire travailler les gens… Regarde la plaine. Y avait des
chemins, tiens, par là, et par là aussi, vers le bois de l’Ours, – y en a plus
car y a plus d’charrois, car y a plus d’chevaux.
    Ce sont deux gars vêtus de fourrures de mouton, l’une grise,
l’autre brune. De vieilles casquettes à couvre-oreilles leur moulent le crâne. Ils
ont l’air, en vous regardant, de se ficher doucement de vous, avec un brin d’assurance
qui les rend différents, au premier coup d’œil, de tous les autres gars de la
ville. On est des prolétaires, hein ! Et puis ; on est sous le
patronage particulier de qui vous savez. Alors, on a un peu le droit de penser,
nous. On le paie. Et le droit de parler, puisqu’on est déjà déportés – et pas
de ceux qui se repentent, tous approuvent, disent poliment merci quand les
types de la Sûreté leur chatouillent le derrière d’une pointe de botte. On est
les seuls hommes libres sur la terre socialiste, nous, sans passeports, sortant
de prison, prêts à y retourner, astreints à l’enregistrement tous les cinq
jours, nantis d’un papier administratif comme ceci :
    U.R.S.S.                                      Ne
tient pas lieu
    R.S.F.S.R.                                   de
permis de séjour.
    Service politique de l’État
    Délégation à Tchernoé.
    Certificat délivré au citoyen ……… déporté par mesure administrative, en vertu d’une
décision de la Conférence spéciale du S.S.E. Tenu de se présenter tous les cinq
jours au bureau du commandant. Défense lui est faite de s’écarter des limites
de la ville à plus de cinq cents mètres. Signé : Le délégué du S.S.E., Le
secrétaire. (Cachet, date, numéro d’ordre à l’encre rouge.)
    Le plus difficile, c’est de se passer de caoutchoucs
pendant la fonte des neiges ; et de se passer de manger quand on a faim le
soir…
    – T’as remarqué, Rodion, ce qu’on a faim au printemps ?
    La ligne des forêts s’assombrit à l’horizon. Des paysans, fuyant
la glèbe, construisirent il y a un peu plus de deux siècles, dans la boucle du
fleuve, sur ce promontoire, cette petite ville. Ils s’y croyaient assez loin
dans le Nord inclément pour qu’on les oubliât. Ils se

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