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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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trompaient à demi, mais
qu’y faire ? Si loin que l’on ait fui, il faudra bien que les
petits-enfants fuient un jour à leur tour.
    Du quai de la Révolution (mais il n’y a pas de quai en
réalité, il n’y a, sur la hauteur, qu’un vague boulevard abandonné dont le sol
tout à coup se casse en arêtes de pierres noires, à cent mètres au-dessus du
fleuve), on découvre à cinquante kilomètres à la ronde des lignes de plaine et
de bois montant comme une mer ; pas un signe, pas une habitation, pas un
feu la nuit. Il n’est la nuit de lumière qu’au ciel, mais lors des grands gels,
ou par des merveilleux soirs d’été tout frémissants d’une caresse universelle, les
étoiles resplendissent avec un éclat surnaturel qui vous accroît le goût de
vivre. Tchernoé veut dire : le « bourg noir » et Tchernaya, les « eaux
noires ». Le nom du fleuve lui vient, malgré l’alacrité de ses flots
pressés, légèrement bouillonnants, roulant sans fin des lambeaux de ciel, du
fond de sombres cailloux que l’on aperçoit de près sous la transparence des
eaux. Sous la ville aussi affleurent des roches noires cassées par quelque
catastrophe géologique. Les révolutions modèlent ainsi la terre, en
ensevelissant, broyées, des forêts entières, bruissantes d’oiseaux… On raconte
que le fondateur île la ville, Séraphime Bezzemelny – Séraphime sans terre –, fuyant
l’incroyance plus encore que la servitude, quand il arriva sur ce promontoire
avec Nadiéjda, sa femme, et leurs fils, leurs brus, leurs petits-enfants, s’écria :
« Loué sois-tu, Seigneur ! Ta volonté s’est accomplie ! Sur ces
pierres noires nous bâtirons notre maison ; sur ces pierres noires nous mangerons
notre pain noir du temps de l’Antéchrist… » Il s’était vu en rêve, auparavant,
assis sur une cime devant le Nord désert et il avait pressenti sa mort, et il
avait dit : « Seigneur, n’écarte point de moi cette coupe, car je
veux témoigner de ma foi. » Le Seigneur entendit cette prière, la seule qu’il
entende à coup sûr, depuis des siècles, sur la terre des Russies où chacun boit
sa coupe amère, n’en doutez pas, jusqu’à la dernière goutte ; et ce n’est
pas fini. De grandes maisons bâties  de troncs d’arbres surgirent du roc ;
les blés pâles et dorés frissonnèrent en août ; des jeunes filles cambrées
sous la palanque, qui rapportaient deux fois par jour de la Tchernaya des
tonnelets d’eau limpide, tracèrent de leurs pieds nus, sur l’herbe, la terre, le
roc même, la piste sinueuse qu’elles suivent encore depuis deux cents ans ;
les corps lumineux des bambins plongèrent, au soleil d’été, dans la Tchernaya, ivres
de fraîcheur et d’audace, car il y a des tourbillons perfides qui, chaque année,
entraînent tout à coup aux profondeurs définitives quelque tête téméraire aux
cheveux emmêlés… On retrouve les petits corps à trois kilomètres en amont, sur
un banc de sable, où ils semblent dormir désespérément, lavés et meurtris, dans
une irréelle clarté bleue. Au temps où la ville fut fondée, elle eut dix ans de
paix. Puis le grand hérésiarque fut brûlé à Poustozersk, « désert des lacs »,
limite du monde nordique ; et le grand patriarche persécuteur mourut persécuté
et sa dépouille, transportée sur une barque, descendit un autre fleuve au
milieu des prières et des sanglots du peuple. Séraphime sans terre pria pour
cet homme de foi qui avait attenté à la foi, divisé l’Église, trahi, banni, chassé,
outragé les vrais fidèles. Un autre patriarche, organisant ses rancunes comme
son administration, s’étant souvenu de Séraphime le fit venir au Kremlin et lui
offrit le pain, le sel, le pardon, avec onction chrétienne, en lui disant :
« Repens-toi, Séraphime et tes fautes seront oubliées et je te bénirai. »
Séraphime lui cria : « Repens-toi toi-même ou tais-toi, serviteur
sans honte du Mauvais ! » On enchaîna Séraphime dans une cave du
monastère de la Trinité. L’hiver y était éternel. Il entendit sonner les
cloches de la fausse foi. Mais il lui suffisait de fermer les yeux pour
apercevoir la Sainte Face pacifiante. Alors, il répétait, en grelottant, et ses
dents claquaient, mais sa volonté atteignait aux limites de la force :
« Seigneur, je ne te renierai point, je ne te renierai point, je ne
renierai point ton peuple. » Il mourut là, après des années d’obstination,
torturé du

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