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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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faut avoir le sens des
responsabilités… L’homme ne compte pas devant la production.
    – Tout à fait de ton avis, murmura le collègue effaré, avec
une politesse soudainement distante.
    Il tenait à la main son verre vide de lait caillé, un triste
gros verre à facettes, tout laiteux, et c’était tout ce qu’il y avait entre eux
à cet instant.
    Botkine fut arrêté le lendemain, au sortir d’une séance de
la Direction. On ne l’interrogea que deux mois plus tard, vers minuit. Le
complet de belle étoffe anglaise gardait à travers ses tribulations une allure
impeccable, mais l’homme amaigri, sans linge, au visage noyé de poils, aux
chaussures délacées, ressemblait, ainsi vêtu, à un faux sauvage pour sketch de
cirque, à un joueur décavé ramassé par les policemen dans les docks de Londres,
à une canaille de saboteur contre-révolutionnaire prise sur le fait. Il le
sentait avec accablement. Il apprit que cinq inculpations pesaient sur lui :
contrebande, à cause des deux flacons d’Houbigant rapportés pour Lina ; sabotage ;
menées contre-révolutionnaires ; espionnage (économique et politique). Les
divers paragraphes de l’article 58 du Code pénal le menaçaient de plusieurs
peines capitales. Deux militaires attentifs l’observèrent de biais pendant qu’un
troisième l’adjurait longuement d’avouer. Botkine n’éprouva pas, devant ce jeu
inexplicable, d’étonnement exagéré ; au contraire, plutôt une certaine
satisfaction impersonnelle de bien comprendre enfin comment se faisaient ces
choses louches et coutumières. Mais la peur l’usait dans le murmure étouffant
des cellules, la peur, l’air vicié, les pitances sans calories, un demi-délire
sexuel qui recommençait avec régularité à quelques jours d’intervalle. Ses
compagnons de cellule, cinq techniciens, paraissaient plus anxieux que lui. L’un
d’eux résuma la situation :
    – Sur cinq on en fusillera certainement un ; le
reste, messieurs, n’est plus que probabilités.
    Avouez la contrebande, le sabotage, le trotskysme, la
contre-révolution, l’espionnage, avouez, avouez, avouez, avouez, avouez, avouez.
Botkine baissait la tête, indigné, résigné, déplorant de ne retrouver en
lui-même aucune faute à reconnaître, sauf les deux flacons de parfum pour Lina,
cela, oui, je l’avoue, je les ai passés en fraude.
    – Évidemment, on a les preuves matérielles. Ne vous en
déplaise, citoyen Botkine, des preuves matérielles, nous en avons d’autres. Seulement
quand je les sortirai, sachez qu’il sera trop tard pour votre salut.
    Ce disant (c’était dans le sixième mois de l’usure des nerfs),
le juge d’instruction ouvrit son tiroir, y prit une enveloppe, en tira une
épreuve photographique qu’il tendit sévèrement à l’inculpé : Botkine
hésita un moment à reconnaître son écriture, tant elle lui parut insolite sur
le papier gris glacé, tant il avait oublié son bloc-notes, couvert d’écriture
un soir, à Paris, relu en chemin de fer entre Berlin et Varsovie, détruit dans
le W.C. du wagon-lit une heure avant la frontière soviétique, Niégoréloé, tant
c’était invraisemblable, tout cela, injuste, affolant, écrasant, invraisemblable.
    – Avouez, avouez, avouez, avouez. Ah, vous y êtes ?
    Il y était en effet, blême à défaillir sous ses poils blonds.
Alors, – tout à coup – il parla d’abondance, il avoua, nia, démontra, expliqua,
plaida. Deux hommes en uniforme buvaient ses paroles, une sténo les
enregistrait à son insu derrière la tenture.
    – Mais enfin, Botkine, maintenant que rien ne peut plus
vous sauver, sauf le repentir, vous feriez mieux d’avouer aussi que le 30 avril
dernier, quand vous vous êtes abstenu de prendre la parole à la conférence des
techniciens de votre entreprise, c’était sciemment, pour laisser majorer de 8 %
les prix de fabrication proposés par un de vos complices…
    – Si vous voulez, dit Botkine, effondré, ne croyant
plus à la réalité, à la vérité, à lui-même, ne croyant plus qu’à la mort qui
vous surprend par derrière, au fond d’une cave, par éclatement du crâne, probablement
sans douleur. Autour de lui tout tanguait, flottait, se déformait, se dérobait.
Il avait des démangeaisons dans la barbe, l’échine courbaturée, un grand désir
de dormir. Dormir une nuit tranquillement avant d’être fusillé, que souhaiter
de plus ?
    La cave de l’ultime angoisse lui fut épargnée, tout

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