S'il est minuit dans le siècle
s’arrangea
même très bien, en somme, car Botkine trouva au Bureau des projets n° 4, du
C.C.D.S., Camp de concentration à destination spéciale, presqu’île de Kola, par
68° 8’de latitude et 37° 2’de longitude, douze collègues, des règles
à calculer, une planche à dessin, d’excellents dictionnaires techniques en
langue allemande, un coin tranquille d’où la vue, par une haute verrière, s’étendait
sur une lande caillouteuse surplombée de nuées que les vents du Nord
refondaient parfois en de prodigieuses batailles aériennes. Du bureau aux
baraquements d’habitation, il y avait bien une heure de marche à travers l’espace
nu, sous les nuages. Et cette heure devint pour Botkine celle d’une joie
inattendue : il la passait avec un compagnon de route, de terne apparence,
portant un nom tout aussi terne, Ivanov ou Petrov ou Pavlov, économiste de
profession, vieux membre du parti, bien que jeune dans la vie, trotskyste
accoutumé depuis six ans aux déportations, aux réclusions, aux camps de
concentration, aux transfèrements, garçon d’esprit méthodique et plaisant, avec
qui pour la première fois de sa vie, Botkine sentit qu’il pouvait parler comme
s’il eût pensé à voix haute, sans crainte ni doute ni arrière-pensée. L’autre
répondait de même, simplement. Ce qu’ils se disaient ainsi sur la lande déserte,
en sécurité, eût suffi, ailleurs, à les perdre à jamais ; ici, cela les
rapprochait, dans un désintéressement absolu. Botkine raconta son voyage en Occident.
– C’est bon de parler librement, dit-il une fois.
Il lui sembla qu’il venait de comprendre enfin le singulier
plaisir de vivre répandu dans les pays d’Occident, bien qu’ils fassent penser, avec
leurs illuminations nocturnes, leurs jolies femmes, leurs parlements, leurs
journaux pleins de crimes, leur chômage chronique, les vieux petits remorqueurs
des Tamises, à de grands bateaux en route vers des naufrages.
– Figurez-vous, Ivanov, qu’à Londres ou Paris on peut
parler n’importe où, à n’importe qui, de n’importe quoi, comme nous parlons ;
on paie deux francs et l’on achète, dans un kiosque du boulevard Saint-Michel
le Bulletin de l’opposition, tous les
bulletins de toutes les oppositions du monde si l’on veut, en toutes les
langues… Figurez-vous…
Ivanov répondit :
– Non, je ne peux pas me figurer ça, je n’ai jamais été
à l’étranger et je n’avais pas encore l’âge de conscience quand il y a eu une
liberté dans la révolution… Dans quelques années quand tous les vieux qui ont
passé par les prisons du tsar seront morts, personne parmi les cent
soixante-dix millions de citoyens de l’Union ne pourra s’imaginer ce que c’est
que la liberté de penser… Il faudra être fou pour échapper aux idées fixes
imprimées au pochoir mécanique dans les cerveaux…
Botkine, chercha des yeux, dans la lande, sur quoi arrêter
son regard : il n’y avait rien. Les collines à l’horizon étaient plates.
– Le progrès technique deviendra impossible, dit l’ingénieur.
– Pourquoi est-il devenu impossible dans les sociétés
antiques ? Parce que l’esclavage…
Ivanov haussa les épaules :
– Non, tout sautera un beau jour. Il y aura toujours au
fond de l’homme…
– Vous croyez donc à l’irrationnel ?…
– Je crois au prolétariat.
La mémoire photographique de Botkine lui servit à
reconstituer presque mot à mot ses lectures clandestines d’Occident ; invisiblement,
par le silence de la lande, le contenu de son bloc-notes mental passa, tout
entier, mais vivifié, dans l’esprit d’Ivanov. Le communiste riait, doucement, sans
raison apparente. Voilà donc comme les idées franchissent les frontières !
La moitié de ses journées, Ivanov les employait, dans sa
cabine vitrée du bureau des statistiques, à rédiger des messages écrits avec
une plume à dessin, sur des languettes de papier mince, larges comme un timbre
poste, longues comme plusieurs, en caractères parfaitement dessinés que l’on ne
pourrait déchiffrer qu’à la loupe ; un message pour les déportés de Sémipalatinsk,
Asie centrale, un autre pour ceux de Kansk, Sibérie occidentale, un troisième
pour ceux de Tchernoé, les Eaux-Noires, Nord. « Chers camarades, le sort
de la révolution se décide à toute heure. Nous pensons pour des millions de
prolétaires muets… » Nul ne saura jamais comment ces messages partirent, emportés
par les
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