S'il est minuit dans le siècle
uniforme, assis de l’autre côté de la table.
– Bon, je vois que cette vieille canaille de Koba s’est
souvenue de moi… Cette canaille aux yeux roux… (Il se parlait à lui-même, mais
tout haut.)
– Quoi ? Qu’avez-vous dit ? Qui ?
– Koba. Le chef de la fraction dirigeante du parti. Le
fossoyeur de la révolution. La canaille à qui vous léchez le cul…
Le déclenchement instantané d’un ressort tout à fait
mécanique situé quelque part entre son séant et la nuque, mit debout le
Malingre hors de lui :
– Je vous défends, citoyen…
Mais Ryjik éclatait aussi, tout à fait blanc, les épaules
lourdes, les reins lourds, envahi par une résolution définitive. Et pour la
dernière fois peut-être dans sa vie, inutilement, dérisoirement, le peu qu’il
dit, il le dit avec une telle autorité que le Malingre se rassit.
– Rien, vous n’êtes rien, citoyen. Et je ne vous dis
rien. Je ne discute pas ici avec la contre-révolution. Si je lui crache un jour
à la figure, ce ne sera pas au-dessous de la gueule du secrétaire général. Informez
vos chefs que je ne répondrai à aucun interrogatoire. Vous avez compris, j’espère ?
Il se pencha violemment vers le Malingre et le Malingre eut
peur. Lâchement poli, un peu voûté, les deux mains sur le rebord de la table, le
Malingre répondit :
– Je transmettrai avec exactitude votre déclaration… Je
vais tâcher de vous donner une cellule propre…
« Membre du parti depuis 1904, rencontra Lénine à la
conférence de Prague, ex-membre du conseil révolutionnaire des VI e , VII e ,
VIII e armées », Ryjik avait droit, évidemment, à une cellule
propre… Il faillit crier : « propre ou non, je m’en contrefous, tout
m’est égal… » mais sa volonté fut plus forte. Sa colère inutile tombait. Tout
se présentait avec clarté : impossible de faire les semailles du printemps
sans quelques concessions aux paysans ; coup de barre à droite, par
conséquent ; le Géorgien va sacrifier ses exécutants de la veille ; pour
couvrir la manœuvre, répression à gauche (premier mouvement), puis campagne
dans le parti contre la droite (deuxième mouvement). Donc, on va « monter
des affaires » et renvoyer en prison ceux qui en sont sortis l’année
passée, toujours les mêmes. Comme j’ai déjà fait trois ans, puis deux, cinq, sept
avec la déportation, je puis compter sur le maximum… La contre-révolution
bureaucratique monte avec toute la vigueur qu’elle dérobe au prolétariat, elle
vient de vaincre, il faudra de longues années avant que le prolétariat ne commence
à penser, à bouger… Et moi, j’ai soixante et un ans. Comme Ryjik savait tout
cela depuis longtemps, cette minute ne l’étonna point, en dépit de son poids
inexprimable.
Le Malingre sortit de derrière son bureau, contourna Ryjik à
petits pas menus, se retira dans le corridor. Ryjik suivit des yeux avec haine sa
nuque rasée, bleuâtre, où transparaissait un petit crâne rond. Ryjik prit sur
la table l’encrier de bronze, le soupesa comme une arme, en bridant les yeux, la
bouche amère. « Non, vraiment pas la peine… » (« Ce n’est pas l’heure…
Et quand viendra l’heure, je serai fini… ») Il remit le bronze à sa place
et, ouvrant violemment la porte, se trouva nez à nez avec le Malingre.
– J’en ai assez. Conduisez-moi où vous voudrez. Je ne
veux pas attendre une seconde de plus. Allons.
Hasard ou intuition, il prit à grandes enjambées, impétueusement,
la bonne direction, celle des cellules réservées du premier étage ; et le
Malingre marcha devant lui en boitillant, pareil à un pantin secoué. On n’entendit
que le pas emporté de Ryjik.
– C’est ici, dit presque obséquieusement le Malingre, devant
une porte. Excusez-moi, citoyen, si je n’ai pas de meilleure cellule. On a trop
de monde. Vous serez bien, tout de même…
La porte s’ouvrit devant Ryjik sur une blancheur crue, d’outre-monde
ou de fosse crépie. Ce n’était pourtant qu’une chambre vide. Il y entra
prodigieusement libre, tenant bien en main son destin, accueilli par la voix
familière d’Elkine :
– Salut, vieux. Enchanté de te revoir… Alors, on remet
ça, une fois de plus ?
Ryjik allait d’un mur à l’autre et sa voix aussi allait d’un
mur à l’autre ; et ses idées se cognaient à d’invisibles murs tous les
quatre pas… Alors, elles refaisaient en sens inverse leur court chemin
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