S'il est minuit dans le siècle
après l’affaire
des douze cents cahiers, la mise en chômage des camarades, l’interruption du
courrier, menait à quelque piège… Démasque donc tes batteries, eh, policier !
Risquant la corde, comme dans les bureaux de la Siguranza romaine en 21, il se
fût senti plus à l’aise en présence d’un ennemi mortel auquel son comportement
devait dire : mais oui, mon lieutenant, nous sommes des ennemis mortels. Je
vous fusillerais avec plaisir, moi ; il faut bien qu’aujourd’hui je tâche
de vous rouler. Vous le savez comme moi ; vous mentez et je mens, vous
pendez, je fusille, Fair play !
Mais Fédossenko disait :
– Mikhaïl Ivanovitch, j’ai confiance en vous. Parmi
nous, les opinions sont partagées à votre sujet. Certains vous considèrent
comme un contre-révolutionnaire trotskyste, très habile à mentir, un de ces
ennemis irréductibles que la dictature du prolétariat devra tôt ou tard
anéantir pour le triomphe du socialisme. Je connais votre déclaration au Comité
central, je la crois sincère. C’est la seule raison pour laquelle j’ai suspendu
l’instruction de cette vilaine affaire de sabotage et de propagande
contre-révolutionnaire à l’instruction publique. Vous savez ce qu’il pouvait
vous en coûter : cinq ans d’internement dans un camp de concentration. Quand
le crime est patent, je suis partisan des peines fortes, pour l’effet
psychologique et la chance de redressement. Ne trouvez-vous pas que j’ai raison ?
– Tout à fait, dit Kostrov, étranglé.
– Du reste, nos camps de concentration font des
miracles en matière de rééducation. Quel mot admirable on a trouvé pour l’exprimer :
la refonte de l’homme ! Je vous raconterai un jour les résultats que j’ai
moi-même obtenus aux chantiers d’Onéga, avec des koulaks, des ex-officiers, des
bandits, des ingénieurs, des prêtres, des sectateurs, bref les éléments les
plus anti-sociaux, et une mortalité relativement faible : 6 à 7 %. C’est
pourquoi le Collège spécial a décidé en principe de ne plus envoyer que fort
peu de monde aux centrales de réclusion devenues des foyers de
contre-révolution. Les camps de travail, voilà la forme de détention de l’avenir.
Vous qui êtes pédagogue, vous vous rendez compte ?…
Kostrov approuvait de la tête, poliment, avec son plus
hypocrite demi-sourire. Où veux-tu en venir, face bovine, gendarme, jésuite ?
Ah, comment expliquer que la révolution ait pu engendrer par milliers ces
êtres-là, leur donner des pistolets automatiques, des insignes, des portraits
de Marx et des œuvres de Lénine reliées de rouge, leur insuffler ce contentement
d’eux-mêmes, ce monstrueux pharisaïsme de geôliers ?
– Vous voyez Kostrov, que je vous parle en camarade. Au
fond, nous sommes entre hommes du parti. Votre réintégration, je le pense, n’est
qu’une affaire de temps. Vous avez l’occasion de m’être utile et de reconquérir
la confiance du C.C. Une très grave affaire éclate ici.
… Il ne fallait pas blêmir, ni paraître trop intéressé ni
feindre un calme exagéré, ni… « En tout cas, me voilà dans de jolis draps »,
pensa Kostrov.
– Je vous approuve tout à fait de n’avoir pas rompu les
relations avec les trotskystes. Non que je partage vos illusions si vous avez
pensé a en ramener quelques-uns dans le bon chemin. De ceux que nous avons ici,
rien à espérer. Subjectivement, ils restent peut-être des révolutionnaires. Objectivement,
ce sont des contre-révolutionnaires endurcis. Mais en gardant le contact avec
eux, vous avez certainement pensé servir encore le parti. J’ai les preuves matérielles
qu’un noyau trotskyste s’est organisé dans la déportation, qu’il a une activité
idéologique extrêmement étendue, qu’il est en communication avec d’autres
cercles, qu’il reçoit même des directives de l’étranger… Le C.C. attribue à
cette affaire la plus haute importance.
– Comment est-ce possible ? Je…
Fédossenko feignit de ne rien entendre. Le geste de
dénégation de Kostrov, il l’écarta d’un petit mouvement de tête ; le
bourrelet de chair cramoisie parut s’épaissir entre son menton et le col de sa
vareuse.
– Eh bien, Kostrov, vous les connaissez. Dites-moi
lequel est à votre avis le plus dangereux ?
– Ils ne se cachent pas d’être des opposants, camarade
Fédossenko, mais dangereux, je ne vois pas…
– Vous voyez très bien, au contraire, Mikhaïl
Ivanovitch.
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