Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
choses
importantes à te dire. Voici : Toi, tu dois t’acharner à vivre, en prison
ou ailleurs, coûte que coûte, entends-tu. Ne te laisse pas embarquer dans des grèves
de la faim idiotes. Leur tâche est de nous
supprimer sans bruit, la nôtre de durer. L’histoire continue son cheminement. Ce
qu’ils sèment, ils le récolteront au centuple. Ce jour-là, nous serons bien utiles.
    – D’accord sur tous les points.
    – Sur ce qui suit, je ne te demande pas ton avis. J’ai
tout médité. Je m’en vais. Je finis. J’en ai assez. N’objecte rien, tais-toi, tu
verras que je ne démissionne pas. Je n’ai plus rien depuis longtemps ni besoin
de rien. Plus aucun besoin de moi-même. D’ailleurs je n’ai jamais eu besoin de
moi-même. Je me disais : je suis un homme-outil entre les mains du parti. Ah,
quel temps merveilleux ce fut ! Un soir, j’eus de la douleur plein la
gorge, mille cloches me sonnaient dans la tête, parce qu’on venait de tuer une
femme que je ne m’étais pas permis d’aimer. Alors, je me suis demandé si je n’avais
pas un peu oublié de vivre, et la réponse a retenti tout à coup en moi au
milieu de ce carillon fou : Il faut que nous nous oubliions pour que le
prolétariat vive ! Comme il vivait en ce temps-là… Ne souris pas si je
suis décousu. Tu sais, je méprise ceux qui se tuent eux-mêmes par lâcheté, ou
parce que l’univers en gésine leur refuse le petit jouet qui les consolerait, pour
un temps de leur propre vide. J’admets contre eux le droit au départ. Il y a du
courage révolutionnaire à se fusiller soi-même. Tu n’es plus bon à rien, vieux
frère, va-t’en. Les nerfs, les muscles, les moelles, les babines aspirent
encore à vivre, on aimerait boire un petit verre et s’allonger sur l’herbe au
soleil, parce qu’on est une bête. Vaincre en soi l’être zoologique, si c’est
utile, est alors un dernier acte de conscience. Je crois que j’y suis prêt. Pas
de pistolet, malheureusement. Ce sera long, avec des tas d’embêtements. Rien à
faire. Tais-toi, te dis-je. Nous avons peu de temps. Je ne ferai la grève de la
faim qu’à Moscou quand je serai sûr que Koba recevra à la figure mon dernier
crachat.
    J’ai besoin de toi d’ici là et après. Tu vas apprendre par
cœur ma dernière déclaration et tu la publieras dans la prison où tu seras, dans
un an, jour pour jour, à moins que tu n’apprennes avant ma mort, de source sûre.
Tu n’y changeras pas une syllabe, car je me méfie de tes théories…
    Elkine, qui s’était mis à marcher, lui aussi, d’un mur à l’autre
– et ces deux hommes animaient la cellule d’une étrange oscillation de
balanciers fous – dit, les sourcils froncés :
    – Cela va de soi… Je publierai mes réserves théoriques
ensuite. Il me semble que tu as raison. Ton départ produira un certain effet, dans
le parti… (il se frotta durement les mains) un certain effet…
    – Bon, dit Ryjik. Travaillons.
    Varvara coupait le pain. Les visages flottaient devant
elle, dans le clair-obscur, tous semblables ; ils passaient, ils revenaient,
comme les mains, avec les mains. Les mains tendaient la carte de pain où il fallait
découper le n° 26, les mains se tendaient vers les miches de seigle hâtivement
pesées, la vie sentait le seigle humide, légèrement fermenté. Des femmes de
pêcheurs apportaient sur elles une odeur de poisson, une fillette ramassa le
pain, trois rations, contre sa poitrine, et s’attarda, collée tout entière au
comptoir, levant vers Varvara de grands yeux confidentiels… Varvara lut quelque
chose dans ces yeux.
    – Qu’est-ce qu’il te faut encore, petite ?
    Varvara découpait la carte suivante, inclinée vers l’enfant
et l’enfant dit vite :
    – C’est Galia qui m’envoie. On est venu chercher son
Dimitri cette nuit. N’allez pas là-bas aujourd’hui, on va tous vous prendre…
    Les yeux confidentiels s’éclairèrent. La fillette sourit :
    – Je crois que je n’ai rien oublié… Au revoir, camarade.
    – Au revoir…
    Pourvu qu’Avélii ! L’amour est donc aussi une chose
mauvaise puisqu’il peut tout écarter sur son chemin avec cette brutalité dénuée
de scrupules ? Varvara entendit retentir en elle un grand cri – Avélii, Avélii
–, mais ses mains un peu tremblantes jetaient le pain sur la balance, elle
répondit quelque chose à quelqu’un, on aurait vu, si on l’avait observée, la
peau de son visage se tirer, lisse vers les tempes,

Weitere Kostenlose Bücher