S'il est minuit dans le siècle
révolution espagnole dont l’échec risquerait d’amener
automatiquement le triomphe d’un fascisme à l’italienne… Ce papier défripé,
sali de terre, portant l’empreinte d’un demi-talon de botte, l’ouvrier Kourotchkine,
braconnier et chapardeur de bois, l’avait tiré un jour, par curiosité d’un
livre que Rodion cachait sous son oreiller avant de s’endormir ; et
Kourotchkine avait hésité, se sentant acheminé vers un acte grave, Kourotchkine
avait fendu des bûches tout un long soir, la poitrine et la tête lourdes, pour
ne point penser. Puis, ce papier, Kourotchkine l’avait jeté, froissé d’une main
violente, dans le coin aux ordures. Il savait bien, au fond, qu’il l’y retrouverait,
quand il se serait tout à fait décidé à devenir un salaud ; sinon, il l’eût
remis à sa place ou rendu à Rodion, comme il avait été tenté de le faire, en
disant : « Rodionitch, c’est pas une lettre que vous avez perdue, ça ? »
Tous ces mots étaient sur ses lèvres, il les y garda plusieurs jours, en pensant :
« Non, je ne suis pas un salaud, Rodionitch », mais le quatrième jour
une calme décision l’emporta en lui, il alla ramasser le papier dérobé, le
défroissa lui-même, essuya des éclaboussures d’eaux sales et une marque de
talon boueux et se rendit à la Sûreté. Car il avait, comme tout le monde, plusieurs
petites histoires pendantes, le soupçon d’un vol de filet de pêche pesait sur
lui : maintenant, il venait rendre service, on saurait que le pouvoir
pouvait compter sur Kourotchkine. Les mots « révolution espagnole »
le remplissaient cependant d’une joie sourde. Il n’en était pas dupe, vous
pensez bien ! L’Espagne, on s’en fout et Rodion pas moins qu’un autre, mais
on n’est pas bête au point d’écrire « Russie ». C’était bon de savoir
que des gens travaillaient pour une nouvelle révolution où tous les comptes
accumulés depuis dix ans seraient réglés. Puisse-t-elle survenir bientôt, pareille
à l’ouragan d’hiver, et les Kourotchkine montreront enfin de quoi ils sont
capables ! À cette idée ses mâchoires se soudaient, il rengainait des
regards chargés de lueurs. Kourotchkine, plein d’une rancœur qui n’entamait en
rien sa résolution, apporta à la Sûreté la feuille dérobée à Rodion. Un
sous-officier, n’y comprenant rien, la classa au dossier. Fédossenko la
trouvait ainsi qu’un chercheur d’or une pépite.
– C’est Elkine qu’il faut arrêter, ou Ryjik.
Seulement ni chez l’un ni chez l’autre on ne trouverait rien,
sauf les coutumières coupures des journaux soulignées de bleu et de rouge. Ni l’un
ni l’autre ne dirait rien. L’un et l’autre enverraient au C.C. de longs messages
insolents qu’il faudrait bien transmettre. Heureusement qu’il y a les lâches !
Sans eux, on ne viendrait jamais à bout des forts.
5. Le commencement.
Kostrov, venu remplir la formalité hebdomadaire du contrôle
des déportés, fut prié de se rendre au cabinet du chef.
– Entrez, dit Fédossenko, sèchement : Bonjour.
Il continua d’écrire. Kostrov demeura un instant perplexe au
milieu du tapis, hésitant à s’asseoir sans y être invité. Puis il s’assit dans
l’angle du divan et même croisa les jambes. Tu fais des embarras, tu veux m’impressionner ?
On en a vu bien d’autres, mon ami. Kostrov se sentait bien ce jour-là, peut-être
à cause du temps frais, froid et doux ; juste celui qu’il fallait pour son
cœur. De légers nuages blancs couraient dans un ciel transparent. Il déplia
discrètement un journal…
– J’ai le temps, camarade chef…
– Comment allez-vous, Mikhaïl Ivanovitch ?
Le ton, cette fois, était patelin : quelque chose dans
la voix mit Kostrov en éveil. Le demi-sourire de Fédossenko, son regard plus qu’attentif,
tout cela signifiait… signifiait ?…
– Approchez-vous, Kostrov. Asseyez-vous… Votre santé ?
Votre travail ? Et comment va votre femme ? Pas de nouvelles depuis
quinze jours, dites-vous ? C’est à peine croyable, ce que la poste
fonctionne mal, nous devrions y jeter un coup d’œil, nous. (Le double menton du
Chef débordait le col droit de sa vareuse ; cela faisait un odieux petit
bourrelet de chair cramoisie…) Kostrov en répondant se sentit trop prolixe, trop
aimable, un peu vil. Il eût parié que les trois lettres égarées de sa Ganna
étaient là, dans un tiroir, bien étudiées, et que tout cet entretien,
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