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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Pas de sentiments, je vous en prie, pas de manières d’intellectuel.
Lequel ?
    … Il veut me faire dire un nom, car le dire c’est trahir, bien
que ce soit sans importance aucune, – sans importance aucune, puisque je ne lui
apprends rien, et ce n’est donc pas trahir…
    – Elkine…
    – Oui… Et qui encore ?
    –… Ryjik…
    – Ainsi vous considérez ces deux-là comme les meneurs, les
dirigeants vraisemblables du Comité illégal des Trois ou des Cinq ?
    Un homme marche, dans la plaine, et tout à coup le sol s’enfonce
sous ses pas, le marécage le happe, la boue monte à ses genoux, à ses hanches, il
se sent entraîné par son propre poids, la terre visqueuse se colle à lui, une
odeur végétale le trouble, il a un pressentiment d’asphyxie. Et chacun de ses
mouvements, au lieu de le dégager, l’enfonce un peu plus… Kostrov protesta
faiblement :
    – Mais non, camarade Fédossenko, je n’ai rien dit de
semblable. Je connais ces hommes comme d’anciens membres de notre parti, qui se
sont trompés sur d’importantes questions politiques et sans doute continuent à
se tromper… Je ne sais vraiment rien sur leurs Comités de Trois ou de Cinq, s’ils
en ont un…
    – Je ne m’attendais pas à ce jeu de votre part, informé
comme je le suis. Ou vous vous moquez de moi. En ce cas, prenez garde. Je n’ai
fait que déduire de vos déclarations accusatrices l’hypothèse la plus
vraisemblable. Je vais du reste donner à notre entretien la forme écrite d’un
interrogatoire que vous signerez. En attendant, vos hésitations et votre
tentative de rétractation éclairent votre attitude d’un jour singulier. Allez.
    Au bas de l’escalier, Kostrov fut rejoint par un planton.
    – Passez chez le commandant, s’il vous plaît, citoyen.
    Le commandant avait sa table à la salle de garde, à l’entrée
du bâtiment. Des femmes de pêcheurs appuyées à une barrière apportaient là des
paquets pour leurs prisonniers. Un fauteuil défoncé était chargé de vêtements
sales qui paraissaient encore chauds. Qui venait-on de déshabiller ? Pourquoi ?
Par la fenêtre, on voyait passer lentement des charrettes…
    – Videz vos poches, dit le commandant et Kostrov
comprit que c’était de nouveau la prison, le Chaos. Quelque chose, dans sa
poitrine, se décrocha, tomba lentement, lourdement… Il vida ses poches.
    Le Malingre entrouvrit la porte du fond et lui fit signe.
    Le Malingre avait une drôle de tête – de vivant et de mort à
la fois – un thorax de squelette vide et blanc sous l’uniforme, et il emmena
Kostrov à travers une obscurité croissante, lui fit traverser une cour dont le
ciel était mat ainsi qu’une immense coupole en béton, lui fit descendre un
escalier plein de brumeuse électricité, lui ouvrit une porte, le poussa avec
une familiarité presque aimable dans une sorte de cave qui sentait la paille, la
moisissure, la salaison, la pierre éternellement froide, tira les verrous, s’en
alla, remonta au jour en boitillant, l’uniforme net, le revolver à la taille, le
thorax vide, des trous d’ombre en place d’yeux.
    « Il va chercher les autres », se dit Kostrov.
    Dans l’obscurité, la paille remua. Une forme humaine s’en
dégagea, tendit vers Kostrov des mains très longues qui coururent sur lui, le
palpant des épaules aux hanches, si froides, si légères que ce fut comme un
frôlement de grandes chauves-souris. Kostrov, penché, commençait à distinguer
un visage couvert de broussailles, des prunelles où luisait faiblement une âme noire.
    – T’as rien à bouffer ?
    – Non, dit Kostrov.
    – Quel jour on est ? Quelle date ?
    – Le 16…
    – Ah, fit la forme humaine, déjà. Merde !
    Elle se replia sur elle-même, se confondit avec la paille, le
sol, les pierres noires, le silence. Kostrov se demanda simplement si c’était, cette
fois, le commencement ou la fin…
    Le Malingre, au lieu de mettre sur le certificat d’identité
de Ryjik l’estampille réglementaire, rangea ce papier dans un tiroir.
    – Oui, dit-il, comme en aparté, c’est embêtant, mais je
n’y puis rien. Citoyen, vous êtes arrêté.
    Ryjik ne fut pas surpris outre mesure. Une voix intérieure
amère s’exclama au fond de lui : « Enfin ! » Sa dure tête
blanche, taillée dans de la chair pétrifiée, avec une régularité presque
géométrique, prit en se redressant une sorte de recul. Il regardait avec un
dégoût non déguisé le fantoche en

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