S'il est minuit dans le siècle
de
captives.
– C’est ça, Dimitri, l’impasse. Ces choses-là arrivent
dans la nature, quand on est à la limite des forces. La montagne ferme tout à
coup l’horizon – et il n’y a plus d’avenir. J’étais seul avec mes hommes, mes chevaux,
moi-même, seul comme un enfant. Je regardais sottement sur la carte les petits
tracés rouges des sentiers ; puis je regardais la montagne. Je lisais les
chiffres des sommets dans les hachures : deux mille quatre, deux mille
sept… Il eût été écrit là : mort, mort, – que
ce n’eût pas été plus clair. L’infranchissable, dans l’état où nous étions.
« Camarades, nous ne passerons pas. Impossible. » Tu comprends :
l’usure des bêtes, l’usure des hommes ; la soif, les sentiers qui montent,
montent en bordure des précipices, à travers le vertige… De l’autre côté de la
crête, c’était peut-être la plus belle vallée du monde, mon ami. Nous pouvions
en tout cas le croire à ce moment, sans craindre d’être déçus, puisque nous ne
passerions pas… Derrière nous, le désert de Tourgaï avec ses squelettes de
Kazaks et de chameaux sur les pistes jaunes, ses buissons rabougris, tout en
épines, ses scorpions, son soleil de cuivre incandescent, et les hauteurs du
Kara-Taou, et les jardins d’abricotiers du Fergana… Nous étions à bout de
forces. Il nous eût fallu vingt heures de soif de moins pour continuer l’effort,
et tout eût été possible. Au crépuscule, les hyènes se profilaient à portée de
fusil, car elles flairaient déjà en nous des cadavres frais… Sales bêtes. C’est
exactement ça frère… Aujourd’hui, c’est quinze ans de moins qu’il me faudrait
pour franchir la crête…
– Si c’était vraiment ça pour finir, mon vieux, je le
trouverais magnifique… On se coucherait sur l’herbe brûlée, les cailloux, le
sable… On aurait soif, faim, froid, fièvre, on claquerait des dents, on
reverrait en délire toute la terre verte et cruelle, on se dirait encore :
Ah, nom de Dieu, que c’est enrageant de crever comme ça, mais que c’est beau, la
terre, la vie, la révolution ! Et pour finir, on s’en tirerait peut-être… Tu
t’en es bien tiré, cette fois-là… Tu n’avais à franchir que le Pamir. À présent,
c’est dans des abîmes de bassesse qu’il nous faudrait descendre, sans cartes ni
boussoles, avec peu d’espoir d’en sortir… Nous serons peut-être encore là dans
dix ans, à discuter, en attendant le cent septième transfèrement à la cent
huitième prison socialiste… Qui est-ce qui nous a fait naître, sous cette
étoile calamiteuse ? Répondez, Herr Doktor
Faust !
– Ne plaisante pas, Dimitri. Toi, tu seras peut-être là
dans dix ans, tu discuteras avec quelqu’un comme aujourd’hui avec moi, sûrement
pas avec moi. L’histoire est lente, elle ne tourne à l’ouragan qu’une fois tous
les cent vingt ans, à peu près. Kropotkine avait fait ce calcul approximatif de
la périodicité des grandes révolutions, mais il n’entendait rien au marxisme, ce
vieil utopiste-là… En tout cas, il se passera encore des dix ans avant que
notre Russie ne se remette à bouger. Pense à ce vieux pays agricole, à ce vieux
prolétariat essoufflé, vidé, dévoré par les nouvelles idées et les nouvelles
machines, à ce jeune prolétariat paysan qui ne sait encore rien de lui-même… D’ici
longtemps, ne te fais pas d’illusions, tu vivras sous le bâillon, si tu vis, si
cette tourbe de parvenus, qui trahit tout pour ne pas trahir sa panse, – ne finit pas par se débarrasser de toi en
logeant un petit peu de plomb dans ta gênante cervelle pleine de souvenirs
écarlates… Ils savent ce que nous sommes et ce qu’ils sont eux-mêmes… Pas de
gens plus pratiques, plus cyniques, plus portés à tout résoudre par l’assassinat
que les plébéiens privilégiés qui surnagent à la fin des révolutions, quand la
lave s’est durcie au-dessus du feu, quand la révolution de tous se tourne en
contre-révolution de quelques-uns contre tous. Ça forme une nouvelle petite
bourgeoisie aux dents longues qui ignore la signification du mot conscience, se moque de ce qu’elle ignore, vit
sur des ressorts et des slogans en acier, sait très bien qu’elle nous a volé
les vieux drapeaux… C’est féroce et bas. Nous avons été implacables pour
transformer le monde, ils le seront pour garder leur butin. Nous donnions tout,
même ce que nous n’avions pas, le sang des autres
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