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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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avec le nôtre, à l’avenir
inconnu. Ils disent que tout est accompli pour qu’on ne leur demande rien ;
et, pour eux, tout est réellement accompli puisqu’ils ont tout. Ils seront
inhumains par lâcheté.
    « Je veux te raconter ma rencontre avec Fleischman. Oui,
celui de la VI e armée, de la Tchéka de Pétrograd, de l’Académie d’État-major,
du trust des manganèses, du scandale de Toula. Tu connais son air de rabbin
rasé ? Je l’avais connu maigre à son arrivée de Paris, en 1919. Voici qu’appelé
à l’interrogatoire, à la prison intérieure de Loubianka, c’est lui qui me
reçoit, en uniforme, avec des insignes au col : une huile. Cette canaille
grasse voulait m’interroger elle-même. « Eh bien, lui dis-je, tu rampes ?
hein ? jusqu’au double menton dans la vidange, hein ? » En 19, sous
Iambourg, avec une troupe de choc des ouvriers de la fabrique de porcelaine, nous
nous étions trouvés côte à côte, à plat ventre, dans une tranchée inondée. La
merde y coulait des deux côtés, des cadavres bougeaient dessous. Leurs ventres
gonflés lâchaient de l’air en grosses bulles vertes et nauséabondes quand nous
pesions dessus. Une mitrailleuse fauchait en éventail à vingt centimètres
au-dessus de nous. Ceux qui se levaient, les fiers ou les asphyxiés, avaient
instantanément la tête trouée. Je commandai : En avant, à plat ventre ! et j’avançai. Fleischman
me suivit, donnant l’exemple. On se touchait du coude. On se retournait l’un
vers l’autre, dans cet égout, barbouillés jusqu’aux sourcils, et l’un demandait
à l’autre tous les deux mètres : « Tu rampes ? » et l’autre
répondait suffoqué, d’un ton glorieux : « Service de la
révolution… » Quand ils nous ont vus nous dresser à l’autre bout de la tranchée,
affreux bonshommes puants, les ci-devant officiers de la Garde ont dû croire
que les cadavres pourris se levaient… Dix ans après, Fleischman, galonné, décoré,
s’apprêtait à m’interroger, moi, avec ma gueule de chemineau, le ventre creux.
« Tu rampes encore ? dis-je. Hein ? Là dedans jusqu’au menton ?
Toute ta vie de reptile ? Au service de quoi ? Pauvre vieux ! – Je
ramperai tant qu’il le faudra, me répond Fleischman, de sa langue pâteuse, et
toi, imbécile, tu crèveras inutilement ! » Puis d’un ton officiel :
« Citoyen inculpé… » Alors, j’ai compris qu’il était là dans son
élément, que c’était désormais sa nature même de ramper dans les boues de
Thermidor, que ça l’engraissait même depuis que ce n’était plus dangereux, qu’ils
étaient légion, les types dans son genre. Fleischman, étant encore un des
meilleurs, après tout, car il a eu de bons moments dans sa vie, il aurait
volontiers préféré autre chose et il doit bien lui rester, tout au fond de sa
petite âme, sous la graisse rance du haut fonctionnaire, un tout petit peu de
je ne sais quelle conscience socialiste ; j’ai compris qu’il en vient d’autres
derrière lui, qui sont pires que lui car ils n’ont jamais su ce qu’il oublie
avec peine, jamais su qu’ils sont des reptiles avides, jamais respiré que le
mensonge, rebelles à toutes les asphyxies par puanteur. Ceux-là ne nous comprennent
pas, lui et moi ; ceux-là nous redoutent comme d’incompréhensibles intrus
dans un monde qu’ils sont en train de conquérir ; ils auront ma peau, et
sans doute aussi celle de Fleischman, maintenant qu’il est gras. « David, lui
ai-je crié, cesse de jouer ton rôle. Je te connais. Tu n’est pas tout à fait
cet être-là. Laisse-moi parler. » Il m’a laissé parler. À la fin, il était
bouleversé, on s’est mis debout près de la fenêtre comme autrefois à la fin des
séances du Com.-Rév. « Tu as peut-être raison, m’a-t-il répondu, mais je
crois tout de même que le plus sage est de ramper encore pendant quelque temps… »
    – Je parie, dit Elkine, que cette confidence ne l’a pas
empêché de t’interroger…
    – Bien sûr. C’est même à lui que je dois d’avoir été
envoyé à Souzdal. Mais pouvait-il autre chose ? Puisqu’il fallait que
quelqu’un fît cette besogne, autant lui qu’un autre, n’est-ce pas ? C’est
ce qu’il m’a dit avec un haussement d’épaules… Je ne sais pas, Dimitri, pourquoi
je te raconte tout cela. À chacun sa façon de se noyer dans le déluge. Je doute
qu’on nous laisse ensemble plus de vingt-quatre heures et j’ai deux

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