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S'il est minuit dans le siècle

S'il est minuit dans le siècle

Titel: S'il est minuit dans le siècle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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deux mains ; il espérait encore n’avoir rien dit de compromettant
pour qui que ce soit, ces idées étant connues, – mais un dégoût physique de
lui-même le crispait. Peut-être était-ce simplement la faim.
    Fédossenko sonna. Lui aussi se sentait rompu. Au Malingre
qui entra, il commanda tout bas :
    – Faites-lui donner un bain. La soupe du corps de garde.
Une cellule propre.
    Le Malingre, au port d’armes, répondit :
    – Bien, camarade chef. J’ai à vous faire rapport, camarade
chef, sur la réclamation du détenu Rodion, qui s’est présenté lui-même ce matin.
Il demande à passer des aveux, camarade chef.
    – Quoi ?
    – Exactement, camarade chef, comme je l’ai dit.
    Kostrov s’en allait, un incroyable léger petit carton entre
les doigts : carte postale timbrée de Moscou, de l’écriture de Ganna… Aucune
fièvre ne s’allumait pourtant en lui. Las et comme vidé de lui-même, il prenait
le chemin du souterrain. Le Malingre le devança aimablement.
    – Non, par ici, citoyen, vous permettez…
    Par ici, par n’importe où, quelle importance ? Dormir. Finir.
    Fédossenko se fit ouvrir la cellule de Rodion. Basse de
plafond, il la remplit de sa haute stature. Le petit gars accroupi sur la
paille se leva lentement en se brossant du bout des doigts les genoux. Il y
avait de la malice ou de la gaîté dans ses petits yeux verts. Il ne salua pas. Pas
démoralisé, assurément. Alors quoi ? Fédossenko examina la pierre noire, le
soupirail, la litière de paille, Rodion – de bas en haut : des bottes
usées à la petite veste de maçon ou de charretier, au nez camus, au visage
ingrat, heurté, de petit paysan comme il y en a tant, race de serfs, – vagabonds,
ouvriers saisonniers, soldats, tous pareils les uns aux autres sous l’uniforme
gris, cousins des coolies dont le grouillement remplit l’Asie entière…
    – Bonjour, toi, petit gars, dit enfin Fédossenko, lourdement,
car il continuait à ne pas comprendre.
    – Bonjour, toi, citoyen chef, répondit Rodion avec un
léger sourire.
    L’avantage pour lui de prime abord. Sous le tutoiement, le
cou de Fédossenko s’empourpra.
    – Vous avez des déclarations à faire ?
    Mais oui. Les mains dans les poches, Rodion répondit qu’il
les ferait par écrit. En substance, il revendiquait toute la responsabilité…
    – De quoi ? interrogea Fédossenko.
    – De tout. C’est moi seul qui ai tout fait… J’avoue !
    – Tout quoi ?
    – C’est moi, les thèses. Moi qui recevais les
informations. Moi, la liaison avec… Je ne dirai pas avec qui. Il n’y avait pas
de groupe, il y avait moi, l’organisateur. Je ne dirai rien de plus…
    – Mais tu es fou, gamin ! faillit s’exclamer
Fédossenko, désemparé.
    La colère naissait dans ses muscles. La déposition Kostrov, fruit
de tant de peines, n’accusait explicitement que Rodion et Rodion avouait. Il n’y
avait plus qu’une ridicule affaire Rodion, on se moquait de lui. D’un tournemain,
en lui mentant à la face, ce petit gars vidait le beau dossier…
    – Pourquoi mens-tu ? gronda Fédossenko, enfant de
salaud ?
    Il le dominait d’une tête entière et toute la lumière grise
du soupirail se ramassait sur le bas volontaire de son visage ; il allait
avancer sur Rodion, le coller rudement à la pierre noire, le prendre par son
cou mince de mauvais enfant et lui apprendre à obéir, vermine ! Mais il ne
bougeait pas et Rodion ne reculait pas.
    – Je vous défends de me tutoyer, dit Rodion fermement.
    – Ah, tu mens ! ah, tu avoues ! ah, tu me
défends de… !
    Ces trois interjections se cognèrent furieusement sous le
crâne de Fédossenko, qui n’articula qu’un han ! et de son poing noué
frappa Rodion en plein visage… Tous les deux chancelèrent, l’un dans son élan, l’autre
sous le choc et la douleur des lèvres écrasées contre les dents. Les parois de
pierre noire, le soupirail, le plafond bas tanguèrent autour d’eux et tous les
deux reprirent leur aplomb, face à face, blême le petit gars au regard suraigu,
rouge et respirant très fort le chef du service spécial…
    – Emmenez cette brute, dit doucement Rodion à quelqu’un,
sans doute au Malingre qui devait être là, derrière Fédossenko, à l’entrée du
corridor, au Malingre qui avait vu…
    – Ah, tu m’injuries, moi !
    L’énorme Fédossenko se rua sur Rodion, le courba, l’abattit,
sentit dans sa poigne une chevelure, une nuque, sous ses genoux un

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