S'il est minuit dans le siècle
préparait
ici quelque nouvelle canaillerie, du moins cette voix avait-elle des accents
humains. Et elle disait vrai, nous sommes du même parti. Lointaines, bizarrement
amenuisées, les images de Ganna et de Svétlana traversèrent son esprit. Vivantes,
l’une et l’autre. Des paillettes lumineuses coururent dans ses veines. Fédossenko
l’enveloppait d’une voix confidentielle. Vous ne vous doutez pas de ce qui se
passe dans les campagnes. On croit surmontée la résistance des paysans à la
collectivisation ? Allons donc ! Tenez, sur le bétail, les
emblavements et les crimes sociaux dans les campagnes, quelques chiffres
impubliables… Ici, Kostrov, intéressé, plaça une question. En effet, la situation
se révélait d’une gravité inattendue. Comme les journaux mentent ! (Constatation
qui n’arrange rien.) D’autre part, les préparatifs du Japon et de l’Allemagne, l’état
des transports, la situation de la Trésorerie-réserve d’or, le sabotage
persistant dans le bassin du Donetz, Kostrov, vous saisissez à la fin où nous
en sommes ?
Kostrov, tout à fait redressé, dit : « Oui. »
Danger partout. La puissance de l’État prolétarien touchée
dans ses œuvres vives – et l’impossibilité de publier ces choses qui
désarmeraient toutes les oppositions, car le Chef – peu importe son caractère
personnel, peu importent des discussions théoriques et des actes qui n’appartiennent
plus qu’à l’histoire, – demeure en ces circonstances, le rassembleur unique des
forces du parti. Son autorité personnelle est notre principale chance de salut,
– est-ce que vous ne le voyez pas Kostrov, vous un vieux du parti ? Seriez-vous
tellement aigri par vos déboires personnels ?
– Non, dit Kostrov avec élan. – Camarade Fédossenko, je
vous prie de… Mais c’est la raison même pour laquelle j’ai fait ma soumission au
Comité central dès 1928… je…
Fédossenko le laissa se lever, tourner dans la pièce d’une
démarche flottante d’homme ivre. Qu’il était sale ! Des brindilles de
paille dans les cheveux, la nuque épaissie de poils gris… Fédossenko le
rejoignit dans l’angle de la pièce, entre le coffre-fort et la porte du
secrétariat, pour l’adosser amicalement au mur.
– Vous ne savez pas encore tout, Kostrov… C’est le
moment que ces écervelés de l’extrême-gauche, ces inconscients qui font, malgré
eux, l’impossible pour déchaîner contre le pouvoir des Soviets, les masses arriérées
et mécontentes, choisissent pour conspirer… Vos camarades d’ici, tous ces Ryjik,
ces Elkine…
Des rapports sur la déportation à Kansk, à Minoussinsk, à Tourgaï,
à Krassnokokchaïsk, joints à ceux des directeurs des centrales de réclusion, faisaient
toucher du doigt une vaste organisation clandestine, ramifiée par l’U.R.S.S. entière,
rattachée à des centres de l’étranger… Ils sont de bonne foi, ils ont de la
flamme révolutionnaire, nous savons comme vous, Kostrov. En sont-ils moins dangereux ?
– Et maintenant, je vous le demande, avec qui êtes-vous ?
Avec eux, avec nous ? Si vous êtes avec nous, il faut m’aider tout de
suite. L’affaire de Tchernoé n’a pas beaucoup d’importance, mais je dois y voir
clair. Quelles thèses discutaient-ils ? Vous devriez le savoir par…
– Mais celles de Verkhnéouralsk, bien entendu, celles
du Bulletin sur la liquidation des kolkhozes faiblement outillés, sur l’esprit
d’aventure et d’exploitation qui préside à l’industrialisation, sur l’Aleanza Obrera en Espagne…
On demeurait sur le terrain des idées, mais déjà la seule
mention de Verkhnéouralsk accusait Varvara, établissait une liaison avec la
Fédération des gauches de l’isolateur ; la mention du Bulletin faisait remonter cette liaison jusqu’à
Prinkipo, Berlin, Paris ; l’ Aleanza Obrera qu’est-ce que c’est ? de l’italien ou de l’espagnol, quelque chose
concernant l’internationale communiste en tout cas… Fédossenko se fût frotté
les mains, s’il n’avait fallu jouer serré. Son dossier prendrait une allure
magnifique…
– Ne nommez personne, si vous le préférez, Kostrov, je
respecte vos scrupules. Parlez-moi des idées avec précision. Je note…
Le nom de Rodion figura pourtant, au bout de deux heures, dans
la déposition détaillée de M.I. Kostrov sur l’activité illégale du centre
trotskyste de Tchernoé. Kostrov, épuisé par son effort mental, se tenait la
tête à
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